La Frontière était là, sur la crête, au bout de ce chemin sinueux de montagne que nous avions parcouru. Les derniers mètres furent douloureux, nos pauvres muscles n’en pouvaient plus. Nous voyions au loin, sur notre droite, se dresser la silhouette spectrale d’un mirador en haut duquel brillait une mitraillette. Des drones tournaient. Peut-être des douaniers étaient-ils déjà en route pour nous intercepter. Des barbelés dardaient leurs épines, les gardiens de la Frontière surveillaient la zone. Leur casquette à longue visière leur faisait un regard d’ombre. L’Eldorado était strictement interdit aux damnés de la terre que nous étions.
Nous avions faim et soif, nos habits, tailladés par les pierres tranchantes du chemin, n’étaient plus que des haillons et pour nos chaussures, la fin était proche, nos pieds écorchés pouvaient en témoigner. Le passeur tourna la tête vers nous et nous intima l’ordre de nous accroupir derrière un énorme rocher. Le passage est tout près, on peut s’y engouffrer. De l’autre côté, c’est la paix, le bonheur des peuples, du travail… Nous nous regardâmes. Nous étions au bord des larmes. Épuisement, soulagement, terreur, tout se mêlait en nous et faisait une bouillie d’émotions informe.
Le passeur attendit que le soleil se couche. Une minuscule bouteille d’eau tiède circula de mains en mains. Je n’eus droit qu’à une goutte. C’était la ration du jour. Le passeur, lui, avait son casse-croûte, qu’il mangea devant nous, insensible devant nos regards avides. Nous avions pour nous le nombre, il avait pour lui le pouvoir, l’information. Où était le passage ? Impossible de le savoir. L’esprit tendu par l’espérance, nous nous retenions de lui faire la peau. Le pouvoir d’un seul contre la masse ignorante. De quoi se faire une idée d’une grande partie de l’histoire de l’humanité…
Des chiens aboyèrent puis hurlèrent à la mort. L’horizon rougit enfin et l’astre du jour tomba derrière la montagne. Une torpeur nous avait envahis. Certains dormaient. Il fallait réveiller ceux qui ronflaient. Le passeur, patiemment adossé, restait immobile. Il rabrouait ceux qui s’approchaient de lui pour lui demander quand ce sera le moment de passer. « Pas maintenant ! Reste tranquille ! ». Le froid nous saisit vite ; à peine la nuit commença que nous nous blottîmes les uns contre les autres. Le passeur, lui, avait une doudoune et un bonnet. Nous n’avions que nos haillons et nos corps épuisés pour nous tenir au chaud.
Au bout de deux bonnes heures, le passeur nous fila des coups de pied pour nous réveiller. « On y va ! C’est parti ! » chuchota-t-il. Des projecteurs s’étaient allumés et balayaient la nuit noire, créant des ombres mouvantes qui flottaient au-dessus de nous comme des charognards à la recherche de carcasses. Nous nous levâmes tous, sauf Damien, qui resta immobile, les lèvres bleuies, les yeux grands ouverts sur le néant, les bras croisés contre son corps frêle. Damien était le plus fragile d’entre nous. Il était déjà malade avant de traverser la mer. C’était déjà un miracle qu’il ait survécu jusqu’à cette nuit. Nous dûmes le laisser derrière nous, comme un poids inutile. Dans une poche de sa veste en lambeaux, je pris la photo de sa famille restée là-bas puis je lui fermai les yeux…
Nous marchions en file indienne, courbés en deux. Le passeur avait une lampe rouge éclairant faiblement le chemin. Les miradors ne pouvaient pas nous voir, mais il fallait être silencieux. Soudain,
le passeur s’arrêta. Il éteignit sa lampe, désigna deux volontaires à qui il ordonna d’écarter des buissons épineux qui se dressaient en travers. Parfois, les voix des gardiens s’élevaient. Il fallait alors cesser de respirer et s’aplatir sur le sol caillouteux. Les pinceaux lumineux des projecteurs continuaient leur danse macabre. Une fois le danger passé, les volontaires continuèrent leur tâche de débroussaillage à mains nues.
La lumière rouge éclaira soudain une ouverture dans la paroi rocheuse. C’était l’entrée. Le passeur, voûtant davantage ses épaules, disparut dans le trou béant. Nous le suivîmes le plus rapidement possible, pour ne pas perdre de vue la lumière rouge. Nous entrâmes alors dans un royaume de granit. La plupart d’entre nous suffoquaient dans cet espace restreint après l’air de la haute montagne. Nous trébuchions sur le sol chaotique et coupant, nous nous cognions régulièrement au plafond. Combien de temps sommes-nous restés dans les entrailles de la terre ? Impossible de le savoir. Le passeur nous harcelait de ses cris « Avancez, avancez ! » Il hurlait presque, maintenant que le son de nos voix ne pouvait plus nous trahir. Et il avançait, insensible à notre fatigue et à notre faiblesse.
Après une longue marche dans ce boyau infernal, nous arrivâmes sur une corniche étroite surplombant un abîme. Des pierres tombèrent et ne se fracassèrent en bas, dans l’obscurité totale, qu’après quelques secondes. Le plafond était au moins aussi haut que le gouffre était profond. De l’eau en gouttait et nous rappelait la soif terrible qui gerçait nos lèvres et faisait gonfler nos langues. Le passeur ne s’arrêtait pas. Équipé de grosses chaussures de marche, il ne craignait pas la roche râpeuse et tranchante. Chaque pas entamait ce qui subsistait de nos fines semelles de caoutchouc. Combien de ceux qui nous avaient précédés, étaient tombés dans le gouffre, avalés par l’obscurité, précipités cet enfer où aucune flamme ne brûlait, un enfer brut, minéral, froid ? Je frissonnai et me prit à envier Damien, que nous avions laissé à l’air libre. La corniche descendait encore. Certains gémissaient de désespoir. Quand cela allait-il donc finir ? Nous débouchâmes enfin à nouveau dans un boyau, ce qui nous soulagea un instant. La contemplation de l’abîme nous avait terrifiés et épuisés jusqu’aux dernières limites. Il fallait soutenir celui qui nous précédait et qui s’affaissait soudain en passant nos bras sous ses épaules en lui murmurant des paroles d’encouragement. Nous devions passer, coûte que coûte. Après une éternité à haleter dans le noir presque complet, à nous heurter la tête sur un plafond de pierre, à trébucher sur un sol incertain et hostile, enfin nous vîmes une lueur devant nous, une lueur qui n’était pas celle de la lampe du passeur.
L’air se fit plus léger, l’obscurité moins épaisse, la lumière rouge du passeur se perdit dans une lumière blanche plus diffuse, celle de la lune et des étoiles. L’arrivée à l’Eldorado nous fit l’effet d’une nouvelle naissance. Comble du bonheur, nous entendions le murmure d’une source pas très loin. Le passeur, envahi malgré lui d’une sorte de compassion fruste, nous laissa prendre dans nos mains en coupe une eau glaciale qui coula douloureusement dans nos gosiers asséchés. Derrière nous, nous voyions, avec satisfaction, la Frontière, matérialisée par le cône de lumière brutal des projecteurs, trop lointain désormais pour nous atteindre. Le passeur fit clignoter sa lampe. Des hommes sortirent des buissons qui bordaient le chemin. Après une descente sur une pente raide, deux pick-up nous attendaient tous feux éteints. Nous montâmes à l’arrière, soulagés d’enfin s’asseoir et se reposer. Les véhicules démarrèrent. Leurs moteurs électriques émettaient un faible vrombissement. Des grillons faisaient entendre leur chant. Nous respirâmes intensément. La vallée, en bas, s’apprêtait à s’éveiller. La Frontière avait été franchie. Nous étions heureux, un sentiment qui nous était devenu totalement étranger depuis maintenant des mois…
