Jean-Marc La Frenière ( 1948-2023) -Mine de rien.

Je ne vois pas les anges mais le bruit de leurs ailes agite mes papiers. La poésie est comme une vieille qui a faim. Elle ramasse tout ce que l’on jette et trouve l’or dans l’ordure. Elle boit comme le vent dans les arbres mouillés. Que faire avec la bonté dans ce monde marchand ? Chacun ajoute un masque sur son visage de tigre. La vérité se cache comme une fugitive. Il faudra bien un jour mettre le feu dans les ténèbres, ouvrir une porte entre les murs de la peau, faire éclore au jardin la fleur de la farine et remettre le pain dans les mains collectives. Nous ne sommes pas venus au monde pour nous vendre au marché. Trop de bétail déjà hante les abattoirs. Trop d’hommes perdent leur âme sur les champs de bataille. J’entre dans l’air noir, une chandelle à la main. Le monde se découvre pétale par pétale. Malgré les fruits de l’ombre, une sève de lumière féconde chaque jour.
Je ne vois pas les fées mais j’entends rire les enfants. Écolier de la vie, c’est en auditeur libre que j’apprends l’alphabet des oiseaux, la syntaxe des pierres. Je corrige à la plume mes devoirs terrestres. Je collige les pages écrites par le fleuve, les phrases inachevées du vent. Je dois rendre à la terre les fruits qu’elle me prête. Compagnon de la neige, je protège le feu. Je chante pour unir les oreilles inégales. Petit voleur de pommes, je croque dans les mots jusqu’au pépin du sens. De la pierre à la peau, je remonte les siècles. Le vent frappe à la porte pour qu’on ouvre son cœur. Je parle avec l’hiver, le brin d’herbe, la nuit. J’appartiens aux racines, aux épines, à la fleur. Nous avons peut-être encore le temps d’aimer, d’être juste et sincère. Près de la source ou dans la cendre, un même rêve s’entête.
Je ne vois pas les gnomes mais les arbres bouger. La légèreté des feuilles s’appuie sur la patience des racines. Elles peuvent s’envoler et retomber sans crainte. Elles reviennent nourrir le placenta de la terre. Lorsque le jour se lève et se met à courir, j’aime bien me réveiller vivant, sourire au paysage et croquer quelques mots. J’ai dans mes veines tous les fleuves du monde, la terre sur la peau, le monde au bout d’une phrase. Quelques heures plus tard, il y a toujours un colporteur marchandant le réel, volant mon rêve et mon espoir. À la fin du voyage, je serai un caillou, un simple atome d’homme, un neurone égaré dans le cerveau d’un singe, un arbre qui s’étire sous le manteau du vent. Je serai la virgule où trébuche la vie. Les mots sont si vastes qu’on s’y noie.
Je ne vois pas les dieux mais j’entends les fusils des croyants. Je me souviens trop bien des soutanes puantes et de l’encens d’église étouffant les fous rires. Nous savons qui fabrique la mort, la pauvreté, la faim. Nous savons qui provoque la guerre, le désespoir, l’ignorance. Ce sont les mêmes qui adorent un veau d’or. Ils attendent un courriel de Dieu, cherchant sur un portable la preuve qu’il existe. Je ne veux plus de mensonges, de péchés, de prières enrouées par la foi. Je ne suis pas marin. J’ai trop peur de la mer. Je navigue à l’estime, à l’encre et au crayon, de naufrages en ratures, de brouillons en épures, de bouteilles à la mer jusqu’à l’ile aux trésors. Je traverse la vie la tête à l’envers, des jours sans pain au blé qui lève, avec des nuits blanches à rêver en couleurs. Je veux boire des mots toute l’eau des visages. Mine de rien, je dessine l’amour sur le papier du cœur. Je n’écoute plus les hommes mais les fleurs pousser, la pluie tomber, le vent souffler.

Photo de Levent Simsek
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