Le singe, une nouvelle de Carole Dailly

Tout, autour de nous, était feuillages, plantes, sentes et rivières. Les arbres étaient immenses. Il y avait des oiseaux dans les branches, ils jouaient et même ils riaient, alors je voulais les rejoindre.

Eux aussi, ils allaient de branche en branche, alors je me disais qu’ils voudraient sûrement jouer avec moi. Il fallait juste, cette fois, que je puisse leur montrer que je pouvais, moi aussi. Même si, en vérité, je ne savais pas exactement tout faire comme eux… Mais si seulement j’avais le temps de leur montrer comme je faisais le reste, ils m’accepteraient! Et ils m’apprendraient enfin…Les sons… Ils se déplaçaient toujours en sons. Bien sûr, ceux de leurs mouvements, ceux de leurs plumes aussi, ouatés, vifs, légers comme le vent dans les feuilles. Mais surtout les sons qui sortaient de leur gorge. Moi aussi je voulais le faire, je voulais savoir.

Je levai ma masse, j’y allai.

J’avais déjà repéré que les sons étaient différents selon que les oiseaux se posaient, qu’ils s’envolaient ou selon qu’ils observaient. Sous mon passage à moi, les branches craquaient d’un son sec. C’était pas gagné.

J’avançai vers eux, les branches s’écartaient, elles se penchaient, se donnaient en allées de seigneur. J’arrivai vers la cime, c’est à l’épanouissement des ultimes feuillages qu’ils sont le plus nombreux.

L’arbre se mit à bruire, à scintiller. Une seconde en suspens, un essaim tout vibrant de tension et de souffles et bang, il explosa, effusion de vols, chromatique de cris, de chants, de cris-chants et de stries de vitesse.

Une fois de plus, ils me laissèrent seul. Décidément, ils ne voulaient pas jouer avec moi. A croire que je leur faisais peur.

Ce qui est sûr, c’est que le son qu’ils font à mon approche, il est peut-être beau, mais je ne l’entends que dans ce cas-là. Comment pourraient-ils avoir peur de moi? Qui a-t-il en moi qui pourrait leur faire peur?

Les autres animaux et ceux de ma tribu savent bien quand je suis en colère et voient tout autant quand je suis content. Quand même, il n’y a qu’à regarder… Alors pourquoi pas eux? Ils sont peut-être idiots. Non, on ne peut pas être idiot quand on est de tant de légèreté et de grâce animé. Quand on est capable de ça, de ce son, de ces sons qui peuvent faire comme si on riait, ou comme si on rêvait, ou comme quand quelque chose nous fait rêver. Et faire chagrin, ou encore tout chose dedans, comme je n’ai jamais su comprendre, et puis aussi me faire bouger comme jamais je ne bouge sauf quand le vent est très particulièrement doux, ou très particulièrement vif et me donne, pareil, l’envie d’aller plus loin par les arbres.

A chaque fois, ils te laissaient seul; à chaque fois, tu étais un peu triste. Mais ce jour-là ton chagrin ne dura pas, ton chagrin fut emporté par l’étonnement qui te saisit lorsque tu vis l’horizon.

Tu étais parvenu jusqu’en haut de l’arbre; lorsque les oiseaux s’étaient envolés, tu avais une fois de plus voulu les retenir, et tu t’étais élancé jusqu’à la cime. Et, de la cime, tu regardas au loin pour la première fois. Jamais tu n’étais allé aussi haut. Les branches n’auraient pu supporter ton poids un pas plus loin. Tu découvris cette immensité. L’immensité du ciel; l’immensité de la terre, celle des perspectives.

L’horizon, le ciel immense. De là-haut, de la cime de l’arbre, ces étendues de feuillages, ces élancées de terre, des plaines d’herbes hautes, des jetées de couleurs. Toutes ces couleurs. Des couleurs lisses, veloutées et pleines, des couleurs en grains, rocailleuses et friables, poussières miroitantes et instables, des couleurs par touches, miettes de fleurs et de fruits, plumes d’oiseaux se fondant dans la lumière, dans l’exhalaison de leur éclat. Toutes ces matières! Leurs contrastes comme ceux des couleurs des pierres, des algues, des poissons dans l’eau, l’eau là-bas qui scintille dans la clarté, tour à tour large comme un tronc et fine comme le serpent qui ondule. Les formes changées par la distance… Renouvelées, transfigurées, autres…Certaines méconnaissables même mais pourtant familières, échos en toi… Elles rappellent celles toutes en couleur que tu vois parfois dans des grottes ou sur les roches à ciel ouvert.

Des caresses de graminées hautes et blondes ployant sous la brise, des crins de blé et de maïs, des dévalées de pierres au pied de falaises rousses, comme les feuillages à la fin des abondances.

Et les feuillages vus de haut ! Tu ne les avais jamais vus que d’en dessous, car ils t’abritent.

De loin en loin des mouvements, peut-être tes frères allant, et plus loin peut-être un vent plus fort. De ci delà des écumes de fleurs, de fruits dont tu aimais te désaltérer te rappelèrent les myriades de couleurs que tu vois lorsque tu frottes tes paupières closes.

Tout autour, tout partout, encore le ciel, le ciel comme jamais tu ne le humais, comme jamais perçu. Sans limite. L’air plus frais, un peu moins sucré. Tes narines frémirent.

Tout au loin, très loin, tu distingues encore les oiseaux. Ce n’est plus du tout comme s’ils riaient. Ce sont maintenant des souffles portés par le vent. En les regardant, tu te balances, tu tangues. Par flopés, ils virent à l’est à l’ouest, tracent des cercles, une ronde virevoltante et puis s’élancent. Pourquoi tes épaules suivent-elles leur mouvement? Qu’est-ce qui soulève ton torse, innerve tes pieds, pourquoi pressent-ils maintenant l’écorce au même rythme que ton cœur bat?

Tu éprouves le flux dans ton sang, cette impulsion que tu sens dans ton cou se répand partout dans ton corps, dans ton être, elle te bouge, t’ondule, te pousse.

Tu danses.

Le plaisir est tel qu’à nouveau ce quelque chose se soulève dans ta poitrine, un souffle enlace et enrôle ta gorge, lui passe dedans comme l’eau que tu bois quand tu as soif et un son s’esquisse, s’amplifie, tu le soulèves, il va peut-être enfin s’envoler aussi…

Il se rompt. Il y a là une limite que ton cœur ne reconnaît pas.

Il cesse tout à fait.

Tu es dépité.

Il reste cependant la sensation éprouvée à le ressentir, sortir de toi, faire vibrer tes cordes vocales, il reste l’empreinte de ce souffle trouvant son chemin…Tu essaies à nouveau, tu prends une profonde inspiration, ta tête se redresse vers le ciel tandis que tes yeux se ferment, comme s’ils pouvaient ainsi savoir, et tu actionnes dans ta gorge cette impulsion, ce frottement, cette rencontre. Ta chair touchée par le souffle se fait à nouveau sonore.

Aux antipodes des chants qui sortent de leur gorge à eux, les oiseaux… ! Tu t’énerves, c’est assez ! Toi aussi, tu sais en faire des sons, les tiens aussi peuvent en exprimer ! Ils peuvent beaucoup même: ils peuvent effrayer, terrifier, en faire déguerpir plus vite qu’eux ne volent, tous, et pas qu’eux, alors tu ouvres grand ta gueule et tu rugis, tu hurles, tu frappes ta poitrine, même pas mal et ce sont aussitôt ravines de déguerpissement partout à la ronde. Et cette fois, c’est parce que tu le veux bien que tout te laisse seul. Tiens, faire chagrin avec les sons d’ailleurs, tu sais le faire aussi, même qu’alors il y a toujours l’un des tiens pour bondir et venir gémir avec toi en t’épouillant délicatement le crâne. – Parfois même, tes sons savent appeler une des femelles de ta tribu. Une tout particulièrement. Celle avec laquelle vous échangez souvent ces sons-là quand vous vous êtes éloignés, ou quand il faut aller chacun de son côté, séparément, à cause des cueillettes-.

Tu t’élances et attrapes une branche, atterris sur une autre, tu fais ce que tu sais faire, tu fais sentir à l’arbre la puissance dont, toi, tu es capable: toi de toute masse, tu ne pèses pas plus qu’eux quand tu t’élances et te poses: il suffit que tu choisisses.

Bientôt tu cesses ta course sur une branche plus particulièrement souple pour t’y enrouler, l’enlacer à loisir, du dur du ventre au leste de tes pieds et de tes mains. Elle te dit, elle, par sa souplesse, son plaisir de jouer avec toi : à tes impulsions elle s’arc-boute, à tes grognements et à tes essors elle craquette et bruite, c’est comme un rire. C’est un rire. Elle te dit sa sève, tu lui dis ce qui peut se mouvoir bien plus encore, jaillir, se détacher, éprouver l’énergie d’un mouvement qui se libère de l’escompté, elle t’en répond la chance, elle te murmure aussi cette sagesse que tu entraperçois parfois dans la frayeur : elle, la liée, la passante des êtres de passage, elle, le lieu d’essor des vies capables de mouvement.

Toi, tu lui dis les choses, et elle, elle t’en dit aussi. Pas comme eux !

Les oiseaux se rapprochent. Ils progressent en traçant une trajectoire circulaire, dessinent de grands cercles, déploient leurs présences dans le ciel et puis les resserrent, tournent brusque et puis s’élancent encore, plongent et s’élèvent davantage. Comme leurs sons.

En attendant tu t’essaies à nouveau aux vocalises mais tout doucement pour éviter de lâcher encore ce râlement d’hippopotame hirsute… Tu fais sortir le souffle, tu le diriges vers ce bout de ta chair où naît le son. En voilà un très doux, tellement doux que tu sursautes et t’immobilises.

Entre l’effroi et la stupeur.

Et tu réalises que, du coup, tu l’as perdu.

Tu es tout tourneboulé. Tu regardes un moment devant toi sans voir ce que tu regardes. Puis, tu ouvres ta gueule, tu croques de l’air, tu te soulèves et tu t’en retournes.

Tu as rejoint les tiens, ils voulaient jouer mais tu as refusé. Tu t’es senti très fatigué, soudain. Tu t’es endormi et, depuis le songe où tu étais parti, ton visage parla tant que tes compagnons sont venus te regarder de plus près en se grattant le crâne. Ils t’auraient réveillé si ton corps ne s’était pas bientôt apaisé. Plus tard, tu as rouvert les yeux et tu étais alors habité d’une sensation d’une douceur infinie.

Tu t’es levé très tranquillement, tu as fait quelques pas et tu t’es dirigé vers la rivière. Personne ne se baignait à l’endroit que tu as choisi, l’eau était lisse. La forêt s’y reflétait; et ses masses abondantes de feuillages, ses entrelacements de lianes, ses fruits et ses baies comme des couleurs en suspension.

Je me souviens… J’ai rêvé du ciel vu de là-haut. Du ciel et de l’horizon, immenses, ils ondulaient doucement comme l’eau lorsqu’ on y met juste le bout du pied, et puis un chant… d’abord très lointain, peu à peu perceptible, progressivement sonore, de plus en plus fort, ample enfin… Je tournais ma tête de tous les côtés, impossible de savoir d’où il venait, il semblait venir du ciel lui-même et enfin les oiseaux sont apparus, ils se sont élevés, ils sont arrivés groupés, à toute vitesse, grossissant à vue d’oeil et ils ont piqué droit sur moi; j’ai cru qu’ils allaient s’écraser contre mon torse les imbéciles alors j’ai sauté sur une autre branche et avant même que je m’y repose, ils ont fait un tourbillon de vent avec leurs ailes tout autour de moi, ils allaient si vite que le courant m’emportait, l’air que je sentais sous mes pieds est devenu tout dur, alors je me suis posé dessus et ensuite, oui voilà, c’est ça, ils continuèrent de tourner à toute vitesse autour de moi et je me suis envolé ! Je battais l’air avec mes bras, comme eux ils font avec leurs ailes et ça marchait! Ça marchait! À chaque fois je sentais l’essor, je m’élevais un peu plus! Waouh….

Puis, j’ai regardé mon corps parce que j’ai eu brusquement peur d’avoir changé parce que je savais pas qu’il était possible de se sentir si léger.

Là-haut, nous allions plus loin que l’horizon que j’ai vu hier. Mais je ne pouvais voir ce qu’il y avait sur terre.

Les réminiscences t’emportent: émerveillement, joie, tristesse, tu les reconnais, autres pourtant. Les souvenirs te laissent et tu te roules à terre et te loves pour retrouver intactes les sensations de ton rêve. Et le vol et les oiseaux te ramènent sans cesse à ce dont tu ne peux plus te passer maintenant que tu en sais l’existence.

Tu éprouves de la nostalgie pour quelque chose que tu ne connais pas ; tu sais que cela est mais tu ne sais comment.

Quelque chose quelque part existe et te manque désormais, sans que tu ne puisses l’imaginer. Tu éprouves la nostalgie et tu éprouves l’appel.

Dans ton rêve, par contre, tu ne chantais pas.

Cela aussi ne se laisse oublier.

A l’avenir, avant de dormir, tu te concentreras, peut-être cela te sera-t-il donné par le rêve. De toute façon, tu essaieras encore, tu essaieras toujours désormais. Tu passeras dans les branches le temps qu’il faut pour écouter davantage les oiseaux, jusqu’à savoir.

Sentir la plénitude et l’envol du chant, l’éprouver dans ton torse et puis tout autour de ta gueule ; Les ressentir, les connaître, ces vibrations qui épousent l’air et rejoignent le vent, comme toi les lianes plus haut, et qui transportent et qui rappellent dans l’être quelque chose qui est plus que juste de la chair.

Tu ne peux pas garder tout cela pour toi. Il faut que tu le dises à tes compagnons, il faut qu’ils sachent, eux aussi.

Alors tu y vas. L’horizon, le ciel immenses, le chant.

Tu rejoins le groupe. Tu attires leur attention et l’obtiens. Pour leur expliquer, tu n’as pas d’autre choix que tes gestes. Tu regardes intensément Dos Argenté, le patriarche. Et puis tu pousses sur ta colonne vertébrale, tu la redresses comme quand tu es en colère et que tu tambourines sur ton torse. Sauf que tu n’es pas en colère et qu’il te faut t’étirer plus droit encore. Tu dois te lever tout entier pour leur montrer là-bas là-haut le ciel, il faut que tu tendes et que tu élonges tes bras et tu sens que cela craque partout dans ton corps, tes articulations sont déroutées, elles ne sont pas faites pour cela. Il faut pourtant qu’ils l’entendent, ce chant, et puis même qu’ils le ressentent en eux ! Il faut qu’ils voient là où on peut s’élancer, enlacer le monde ! Tu t’y reprends à plusieurs fois. Les autres patientent, certains se grattent plus que jamais le crâne, d’autres, inquiets de te voir faire cette chose qui ne signifie rien pour eux, tirent la langue. Une fois encore tu t’arc-boutes avant de te redresser, tes longs bras en avant comme des lianes qui pourraient accrocher un nuage. Cela te lance entre les épaules et dans le cou, tu forces tes muscles, tu sais que le temps est compté: à voir leur tête, il est évident qu’ils ne patienteront plus longtemps et voilà cela vient, te voici tout redressé vers le ciel, la nuque droite et la face, le cou étirés vers le haut, ta silhouette soudainement toute grandie. Tu sens tes compagnons suivre du regard la direction que tu montres là-haut et maintenant tu fais de grands gestes circulaires pour leur montrer les contours de l’infini, la direction de l’immense mais bien évidemment ce n’est pas encore assez alors tu avances ton pied, c’est une déchirure de la nuque aux orteils qui répond partout sous ta peau, tu avances l’autre. Tu te tiens droit. Debout, à la verticale du ciel, en marche.

Et cela fuse à nouveau, la douleur te jette au sol et au sol, elle te brûle encore, des éclairs te traversent, des griffes t’ouvrent de l’intérieur, elle assombrit ton esprit comme des nuages le ciel et tu t’évanouis. Tu as trop demandé à ton corps.

Cette fois.

Lorsque tu te réveilleras, plus tard, tu décideras de recommencer jusqu’à réussir à leur montrer. Te dresser, leur montrer, y aller. Le vivre encore. L’horizon, le ciel, le chant… Immenses.

Moi, je sais que tu échoueras toujours. En tout cas de mon vivant et du tien.

Qu’importe.

Qu’importe, semble-t-il.

Publicité

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s