
Il y a, sur la table basse, une bouteille de Meursault, deux verres à pied ainsi que plein de bonnes choses à grignoter qui n’attendent apparemment que moi. Je prends place dans le canapé tandis que Soren s’assied sur le tabouret en face. Il verse le Bourgogne dans nos verres, m’en tend un et me dit, un grand sourire aux lèvres :
« Trinquons à nos retrouvailles Léna.
– À nos retrouvailles Soren.
– Je connais ta timidité maladive et je suis heureux que tu aies accepté de venir. À quand remonte la dernière fois où l’on s’est vus ?
– C’était il y a six ans. Il nous est arrivé bien des malheurs à vous et moi depuis…
– Comme tu dis, pauvres de nous, à pleurer nos amours ! Je suis comme toi, inconsolable, dévasté.
– Justement Soren, vous savez pourquoi je suis là.
– Oui, pour le plaisir de me revoir !
Je ris.
– Même pas, même pas !
Il rit aussi.
– Tu es toujours aussi cruelle avec le vieil homme que je suis. Je comprends ton impatience va, j’en viens au fait. Faire le portrait de feu ton amour m’intéresse beaucoup. Depuis qu’Isaure m’a quitté, je n’ai pas été capable de peindre une seule toile. J’ai perdu l’envie, toute motivation mais t’offrir le portrait de celui que tu aimes me comblerait de bonheur. Tu sais combien tu comptes pour moi, n’est-ce pas ?
– Oui, je le sais. Votre amitié m’est d’un grand réconfort. Je pense qu’il n’y a que vous et votre talent pour lui rendre l’hommage qu’il mérite.
– Tu sais aussi comment je travaille les portraits. La relation avec le modèle m’est indispensable. Les contours que je peins ne sont, en réalité, pas le reflet de leur corps mais celui de leur âme. Le corps n’est que l’abri de l’âme.
– Oui mais vous travaillez tout de même à partir des photos de vos modèles. Je vous ai apporté toutes celles que j’ai.
– Grand Dieu non ! Écoute-moi Léna. Ce qui me motive dans ce projet, outre le fait de te faire plaisir, c’est le défi qu’il représente pour moi : peindre une personne que je n’ai jamais rencontrée, que je n’ai jamais vue !
– Je ne vous suis pas. Comment comptez-vous parvenir à vos fins?
– Je t’explique. Voilà comment nous allons travailler ensemble. Je ne veux voir aucune photo de lui. Je ne veux pas non plus que tu me le décrives comme si tu devais établir un portrait robot. Tu vas simplement me parler de lui, me dire qui il était, me le raconter au travers des sensations, des émotions qu’il a suscitées en toi ou que vous avez vécues.
– Mais Soren, je ne comprends pas ! Je vous ai déjà longuement parlé de lui par écrit.
– Je vois bien que tu ne comprends pas. Ce jeune homme fait partie de toi, n’est-ce pas ?
– Parfaitement oui.
– Puisqu’il est en toi, je vais pouvoir le rencontrer.
– Mais pourquoi ne pas vouloir des photos ? Cela vous aiderait.
– Ce portrait sera ma dernière œuvre, Léna. Retranscrire l’âme de mes modèles a toujours été mon seul but. Je veux aller plus loin, relever ce défi, m’affranchir de l’image. C’est un pari complètement fou j’en conviens mais, au risque de paraître prétentieux, avec toi à mes côtés, je pense réussir.
Extrait de « Soren Malsor » issu du recueil de nouvelles FINIS TERRAE en commande via ce lien : http://editions-mutine.over-blog.com/2019/05/finis-terrae-d-isabelle-mutin.html?fbclid=IwAR0E_IYhphRlKyXl0HGqn9hhk2-njdeVdZEJTCi-Hba7aQYCiC0F2nuUjmE
Possibilité de dédicace sur demande.