De plus en plumes – Une nouvelle de Joëlle Petillot – Chapitre III

Rien. Elle scrutait pourtant à s’en fêler les paupières.                                              
Gazon vert d’insolence, hortensias couleur bronze parce que défleuris, bouleau perdant ses feuilles. L’innocence même. Pas l’ombre d’un piaf, pas une tache, pas un petit cadavre couché sur son lit d’herbe, ni bec entr’ouvert ni pattes raidies. Aliénor, née pragmatique, ne se pinça pas pour vérifier si elle rêvait. La réponse était non, elle le savait et se demanda si ce n’était pas le pire. Fichée sur son perron, gants enfilés, seau dans une main et pelle dans l’autre, elle regardait le jardin vide de plumes en se disant que les psychiatres, à l’instar des plombiers, ne se trouvaient jamais là quand on avait besoin d’eux. Faut dire, songea-t-elle, démarrer une thérapie à soixante-dix ans…
L’angoisse aidant elle associa au mot « thérapie » un bas-armagnac qui gisait avec obligeance dans le buffet de sa mère. Non pas qu’elle s’adonnât d’ordinaire à la boisson ; ça se partage, et des amis morts à ceux avec qui elle s’était brouillée, pas vraiment de bousculade pour trinquer.  Sans psychiatre sous la main, elle sentait l’impérieuse nécessité d’un remontant. Elle laissa tout son fourbi dehors et regagna la maison. Pour la première fois depuis bien longtemps, l’idée de son salon lui parut étrangement douillette.
Mais cela ne dura pas.                                                                                                                 
Toujours posé sur le dossier du fauteuil, la tête d’épingle de son œil brillant d’insolence, l’oiseau semblait l’attendre avec une patience toute humaine. Aliénor ignora sa peur parce qu’il avait une expression qui ne lui plaisait pas.  Un air… mal élevé. Oui, le genre d’un qui vous rote à la gueule… or une chose au monde (une seule, ah bon ?) s’avérait intolérable à ses yeux : le manque de respect saleté de bestiole tu tiens dans ma main fermée et si je te choppe petit-salopard-de-mes-deux tu vas crever d’une agonie bien lente  pendant que je n’arrêterai pas une seconde de sourire sans desserrer la main. Va la voir.        
Bon dieu, qu’est-ce que c’était que ça ?                                                          
Les mots rebondissaient dans sa cage thoracique, ses pieds… Cette voix… Celle d’un gosse enrhumé. Tremblotante, haut perchée. Pénible.                                                                                                   
Aliénor ne bougeait plus. Elle sentit les larmes lui couler le long du nez. A quand remontaient ses derniers pleurs ?                                                                                                                                
Depuis petite ;  entre nous : un bail. Si loin que ça, l’enfance ? J’ai rien vu passer…
Va la voir       
Assez, murmura-t-elle. D’un coup la colère reflua, avalée à bouchées ricanantes par une terreur sans nom. Elle dut prendre appui sur la poignée de sa porte pour ne pas couler. Mais elle alla quand même dans la pièce voisine: celle du buffet.

Dès qu’elle fut capable d’évaluer un peu mieux la situation, (après une lampée de bas-armagnac) Aliénor dut reconnaître que la trouille lui avait coupé les jambes pour deux raisons :
a) recevoir des leçons de morale d’une chiure de mouche emplumée posée sur un fauteuil  n’entrait pas dans un schéma de réalité qu’on puisse qualifier d’usuel.
b) aller la voir... Comment une voix de castré asthmatique peut-elle faire autorité ?
Remontée par l’alcool et bien décidée à affronter l’ennemi, elle pénétra dans le salon d’un pas de fantassin, mais stoppa net en poussant un petit cri.
L’oiseau n’était plus là. A sa place, une plume jaune rayée de brun griffait le dossier en  tache surréaliste, un peu comme une signature.

****

Recroquevillée sur son canapé, Mélanie prenait lentement conscience qu’elle ne pouvait pas y rester jusqu’à mourir. Tôt ou tard, elle devrait bouger, se dégourdir les jambes, se nourrir, bref, vaquer à des occupations de vivante normale. Une question s’imposait toutefois : était-elle réellement une vivante normale ? Elle réalisa que pour s’en assurer il lui fallait regarder dehors, et réprima une nausée. La ville devait être secouée, les gens vissés à leur portable en hoquetant pour appeler le voisin, les parents, la terre entière. Ils devaient tous crever de peur.
Elle entendait dehors un grondement feutré montant du ventre de la ville, comme un ronron d’énorme chat. Elle se redressa jusqu’à s’asseoir, pieds posés à terre quand l’instant précédent sa posture aux limites du fœtal lui aurait permis de se gratter le nez avec. Quelque chose n’allait pas. Dans le bruit, justement. 
Ces éclats de voix, ces coups de frein, ces démarrages en trombe, ces bouts de conversation…Une atmosphère de fin du monde aurait du retourner la rue comme un gant, et quoi ?  Un vague brouhaha comme tous les jours à la même heure, sans plus ?  A évènement exceptionnel, réaction atone ?  Le gros chat de la ville venait de voir passer une souris en jogging montée sur roller, et se rendormait comme un con ?

Il fallait savoir : un regard suffit à l’édifier. Dehors, la foule ondulante d’activité humaine foulait aux pieds un bitume consternant de banalité, car sans cadavres aucuns  va chercher le cahier. Et Mélanie, incapable même de stupeur désormais, obéit.

Elle obéit à cette voix grêle d’enfant et ouvrit le tiroir. Le cahier de sa mère l’attendait depuis sa disparition. Elle se rassit sur le canapé, les jambes repliées, comme quand elle lisait toute enfant. Elle sentit de nouveau la peur, mais une peur différente, pire peut-être: celle qu’on éprouve en entrant dans l’intimité de quelqu’un su par cœur, morte dix ans plus tôt. Ouvrir ce cahier, c’était frapper à la porte,  savoir que celle qui ouvrirait lui serait inconnue.
Dix ans d’évitement pour le faire comme si cela allait de soi, maintenant.
Pourquoi maintenant ? Et à la demande de qui ?
En bon soldat elle essaya de ne pas trembler. Elle ouvrit le cahier mon Dieu son écriture, c’est comme si j’entendais ta voix, maman, blessure/joie/douleur en même temps, quelque chose tomba sur le sol, qu’elle prit tout d’abord pour une fleur séchée. Elle ramassa machinalement, sans quitter des yeux la première phrase :Quand ton papa nous a abandonnées, j’ai bien failli faire pareil avec toi, mais tu étais trop petite, et je t’aimais.
C’est en calant l’objet sur la couverture du cahier qu’elle vit vraiment ce que c’était : une plume jaune, rayée de brun. Elle la saisit de nouveau, la cala au creux de sa main pour bien la regarder

lis jusqu’au bout.

Alors Mélanie s’installa le plus confortablement qu’elle put, avide désormais du passé de sa mère, libérée de ses terreur, ne comprenant rien à tout ça, mais prête, enfin. Bientôt, le ronron du chat géant s’éloigna en douceur, la pénombre gagna l’espace, et quiconque entré alors dans ce salon tranquille n’aurait vu qu’une femme encore assez jolie tourner les pages d’un cahier usé, des larmes plein les yeux, mais de celles qui n’empêchent pas le sourire. Elle ne saurait jamais à qui ou quoi elle devait cet acte de courage, et la chose possédait incontestablement une voix ridicule. Mais sa mère lui parlait et pourquoi avait-elle attendu si longtemps ?
Difficile, voilà pourquoi.
Mais c’était aussi amer et doux, comme une renaissance.

****

Suivi d’un long murmure admiratif comme une torpille l’est de son sillon, le docteur Brillet arpentait le couloir,  stéthoscope en bandoulière en un classieux négligé. Ses étudiants inscrivaient leurs pas dans ceux du Maître et pénétraient dans les chambres les yeux baissés. Ils écoutaient ensuite la Sainte Parole, répondant aux questions patriarcales recroquevillés dans leurs fringues à l’idée de proférer une inadéquation. Les patients, émus et flattés en tant qu’objet de ces attentions emblousées ne s’apercevaient pas qu’ils étaient, pour beaucoup, des objets tout court.
Ainsi le rituel de la visite se déroulait-il sans accroc jusqu’à la chambre vingt-quatre. Là, Brillet accélérait le pas et faisait ce qu’il pouvait pour mettre sous contrôle une fébrilité détestable. Un jour, une jeune recrue transparente de candeur avait formulé une question au milieu d’un océan de crainte :
– Monsieur… Pourquoi… ?
– Parce que je vais me faire jeter.

Mais ce jour là, rien ne fut pareil. Alors qu’il passait devant la chambre en toute discrétion, une voix forte retentit de l’autre côté. Brillet soupira.
– Inutile de te planquer, la libellule ! Pour une fois que j’ai besoin d’un docteur, profites-en. Et laisse tes acnéiques à la porte. Je veux te voir tout seul.
Brillet entra sans discuter. Sans mesurer non plus l’impact de cette soumission sur son image taillée dans le marbre auprès de la gent estudiantine. Craintif, il referma la porte comme si elle allait lui exploser au nez. Elodie, dressée dans son fauteuil, lui fit signe de s’asseoir et il obtempéra, priant de toutes ses forces pour qu’elle parle moins fort.
– Tu les a vus tomber, toi, les oiseaux ?
-… Je… Les oiseaux, vous dites ?
Elodie leva les yeux au ciel. Brillet, préparé à l’idée de se faire traiter de trou-de-balle, se crispa sur sa chaise. Rien ne vint.

La vieille dame continua, mais plus pour elle-même :  » J’avais rêvé qu’ils tomberaient, ils sont tombés. Personne ne les a vus, à part Julia. Elle les a même entendus. Après, je me dis ce n’était qu’un rêve et Julie me ramène… ça. « 
Elle ouvrit sa main et Brillet y vit une plume minuscule, couleur jaune et ocre, des couleurs violentes pour une si petite chose. Il se demanda qui était Julia, se dit que la mémoire de la patiente partait en lambeaux, le psychologue avait dit, au dernier test, elle avait…
– Oublie les tests.
Brillet se sentit vaciller. Comment savait-elle…
– C’est comme ça, gamin, dit Elodie, avec une malice dans l’œil que personne ne lui connaissait, sauf une, infirmière de son état et portant un prénom pour le potage. « Je commence à comprendre. »
– Je vais vous laisser dit Brillet qui se sentait gagné par la migraine. « Vous me semblez fatiguée, et je… »
– Je ne suis pas fatiguée, du tout. Je vais t’expliquer, tu ne comprendras rien, mais rien pour toi c’est comme d’habitude : ça devrait pas te perturber.
Brillet, très affaibli soudain, ne bougea plus. Elodie Parenty avait repris les rênes et ne rigolait pas. 

Tout ce qui suivit resterait à jamais gravé dans la mémoire du praticien, de manière au moins aussi aigüe que son premier rapport sexuel, à quinze ans, mais là n’était pas la question.
– La mémoire, dit Elodie. Tout est là. C’est capricieux, la mémoire. Je suis infoutue de me rappeler ce que j’ai bouffé la veille (ici, ça vaut mieux, note,) et je revois des trucs d’il y a cinquante ans, d’autres de plus longtemps, avec une précision incroyable. Pas toujours marrant, la précision, au passage. Cette nuit, comme je ne dors pas, je pense à ça, je me dis que la mémoire, elle se débarrasse, elle se désencombre, tu vois ? Quand on devient vieux, on vide le grenier, les combles, tout, on balance. Et moi, j’ai décidé de balancer, de garder que les choses qui valent le coup, dans ce que je peux encore revoir, pas grand chose, mais crois moi, c’est du lourd, de l’important, et je me dis « balance, balance » et c’est à ce moment là…. qu’ils pleuvent. Les oiseaux. Tu piges ?
Brillet opina en tâchant de prendre un air intelligent.
– Non, reprit Elodie. Tu comprends que-dalle, mais tu m’écoutes, c’est la seule chose que j’attends, à quatre-vingt sept piges et Alzheimer qui s’invite… Tu remontes, mon gars. Ecouter, je t’en croyais pas capable. Ce que je t’explique ne se trouve pas dans tes manuels de docteur à la con. C’est que la mémoire, c’est des oiseaux morts, quand elle se barre. Il y a que les choses importantes qui… qui…
Elodie se tut, elle perdait ses mots de plus en plus souvent. Brillet attendait, n’osant finir la phrase, et pour cause, aucune idée de…
– Qui survivent.
Julienne était entrée sans bruit. Elle reprit à l’attention de Brillet : « elle parle des choses importantes. »
– Ah, vous voilà, vous. Si vous me prenez la tension, je vous mords le mollet.
– Inutile, dit Julienne. Elle s’approcha d ‘Elodie et lui saisit le poignet, mais le geste se voulait affectueux, pas professionnel. Elle se pencha un peu et lui dit tout bas, mais Brillet entendit nettement : « Les oiseaux, vous les avez voulus, n’est-ce pas ? C’était vous ? « 
Brillet pétrifié sur sa chaise rêvait de se transformer en lapin.
– Oui, dit Elodie avec un naturel désarmant. Je voulais faire le ménage. Mais les survivants… Je ne sais pas… Ils ont tous disparus. Plus rien dehors. Sa tête s’inclina, elle ferma les yeux, prise par le sommeil. Mais elle n’eut pas le temps de siester un brin. Julienne la secoua gentiment et lui dit en lui glissant un oreiller derrière le dos :
– Tenez vous droite. Vous avez de la visite.

Ce fut Aliénor qui entra la première.

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