
Perplexe. Quel autre mot ? Louis Tournemine tenait au creux de sa main un oiseau pas plus gros qu’une mésange, mais la ressemblance s’arrêtait là. La bouche encore tapissée d’un velours de citron à faire craquer les anges, il contemplait la petite créature : elle gisait sur le dos dans le lit de sa paume, le bec entrouvert, l’œil minuscule, noir, ouvert et… Louis étouffa un cri, incapable de bouger. Celui-ci vivait encore un peu. Palpitant dans sa main, il entrouvrit plus grand le bec puis la vibration cessa. Louis, stupide, toujours immobile, gardait dedans sa paume cette chose inerte sans oser la jeter. Un tapis de ses semblables recouvrait les pavés autour de la maison. La Dame aux confitures se nommait Lise, mais jamais Louis Tournemine, tétanisé de respect, n’eût osé l’appeler autrement que Madame. On a son éducation, et la reconnaissance des papilles aidant, il souhaitait cultiver à mort la relation comme on entretient un jardin. Lise, donc, s’approcha à pas timides, et regarda par dessus l’épaule de Louis. A la vue de l’oiseau défunté dont les plumes ondulaient un peu sous la brise, elle eut une remarque qu’il jugea étrange, après coup :
– Celui-là me dérange plus que les autres.
Un oiseau qui choit doit avoir le réflexe de voler, et ceux là, pourtant pas bien gros, dégringolaient comme des enclumes sans esquisser un battement d’aile.
Morts donc. Mélanie, lettre de rupture en main, s’était blottie sur son canapé au point de risquer de passer au travers. Qu’est-ce que c’était que ce truc ?
Attirée par le bruit d’averse percussive, elle avait étouffé un cri, en voyant que la pluie n’avait rien à voir avec… Avec… Ensuite, consciente de sa solitude, elle s’était mise à hurler.
Noyée dans une bouillie de panique, elle réalisa soudain qu’un réflexe atavique lui avait fait prononcer un nom dans sa détresse, et que ce nom était celui d’Albert.
Elle venait de congédier un homme avec qui elle ne vivait pas parce qu’elle en voulait un autre auquel elle n’avait jamais adressé la parole, et il pleuvait des oiseaux morts.
La vie, parfois, réserve des surprises.

Aliénor, hébétée, contemplait depuis sa fenêtre qu’elle avait refermée avec une célérité présumée impossible (l’arthrite), le jardin parsemé de petits corps. Elle se demanda comment elle s’y prendrait pour se débarrasser de ces bestioles dont la couleur jaunasse évoquait un canari hépatique. Elle fit demi-tour, repassa devant le portrait en grommelant « pauvre abruti » : un réflexe. Puis, décidée à en finir au plus vite, elle amorça une sortie du salon afin de quérir des gants et une pioche pour ramasser les machins. Sommée par les plus hautes autorités de l’état, elle n’eût effleuré ces horreurs pour rien au monde, pas même la promesse d’un changement de prénom. Traitement : idem-feuilles mortes : un tas, allumette, pschchch. Fini. Dans les cas de stress extrêmes, Aliénor Dautry entretenait son dialogue intérieur en parlant comme un général. Pressée d’en finir, elle ne s’aperçut pas qu’un petit oiseau jaune et brun, entré sans doute avant qu’elle ferme les battants, s’était perché sur le dossier d’un fauteuil.
Concentré bien que minuscule, son œil noir pétillant dans la lumière, il la regarda sortir. Bien vivant, celui-ci.
L’aide soignante tira Elodie de sa sieste en poussant bruyamment la porte. Sitôt l’œil ouvert, la vieille dame opéra une remontée de bretelles en règle, qui n’atteignit guère la jeune fille. Certes cette petite aurait dû frapper. Mais elle avait à faire: dix-sept autres chambres l’attendaient.
A cela il convient d’ajouter qu’en plus de huit décennies, Elodie avait du engueuler l’équivalent de la moitié de la population mondiale. Un peu plus, un peu moins…
– Tu es qui, toi ?
– Sarah, madame. Je viens tous les jours.
C’était dit sans agressivité, mais Son Irritabilité le prit mal.
– Et alors, ça veut dire quoi : « Je viens tous les jours » ?
– Rien, dit l’aide soignante en disposant le goûter sur la tablette.
– Encore du thé ? Encore ces sablés de merde ? J’aime pas les sablés, on mange du gravier. J’en veux pas.
– Je les remporte.
– Nan, laisse les, j’aurai peut-être faim tout à l’heure. Mais j’ai mieux bouffé pendant la guerre.
– Je les laisse. Vous n’avez besoin de rien ?
– Ramène-moi le légume, Clara. C’est elle que je veux.
Quand Sarah regagna le poste infirmier, Julienne triait des médicaments. Elle demanda si tout allait bien, par habitude.
La petite lui répondit que oui, mais la ravagée du vingt-quatre dévissait de plus en plus. « Elle a râlé sur tout, et m’a demandé de lui ramener un légume… Rien compris. »
Julienne suspendit son geste: « Qu’a-t-elle dit exactement ? »
Elle a dit : « Ramène moi le légume, c’est elle que je veux ».
– J’y vais, dit Julienne, je finirai plus tard.
Elle se dirigea vers la porte, s’arrêtant toutefois devant Sarah pour lui dire avec une douceur froide, une douceur intégrant un gisement de lames de rasoir :
– La « ravagée du vingt-quatre » a un nom, et un prénom. Veuillez les utiliser lorsque vous parlez d’elle. J’attacherais du prix à ce que l’ensemble soit précédé du vocable : » madame. »
Puis dans un but de transparence, tant il est vrai qu’une information bien conduite est la clé de toute harmonie, elle ajouta en tournant les talons
– Le légume, c’est moi.
Seule dans sa cuisine, Lise ne parvenait pas à oublier l’image de l’oiseau couché sur la ligne de vie de Tournemine.
Ce qu’elle revoyait surtout, c’était son œil noir désagréable. Et elle n’avait pas aimé qu’il lui parle dans sa tête. Surtout avec cette petite voix, une voix grêle d’enfant, aiguë, coupante, insupportable. Demande pardon.
Lise tenta de se rassembler, de faire front. La peur figeait une rigole froide entre ses omoplates, un serpent de pétoche qui ricanait sous sa peau.
Des oiseaux inconnus s’étaient déversés dans son jardin, raides morts sauf un qui avait pris le temps de lui passer un message dans le silence, faisant sonner deux mots en notes fêlées qu’elle seule avait perçues. A cet instant, elle avait fixé Tournemine, pour ne voir de lui que ce qu’on pouvait en attendre: une compassion d’homme simple envers une agonie de dix grammes sous ses doigts. Pas de voix grêle pour lui. Demande pardon.
Le pain pétri et cuit par ses soins répandait dans la pièce une douce odeur de fournil, d’enfance, de fin d’été; Tournemine en eût défailli. Elle le sortit, attendit le temps règlementaire pour qu’il soit tiède et puisse recevoir de tout son moelleux le beurre qui ne demandait qu’à s’étaler.
Demander pardon. Comment un piaf jaune et brun à moitié crevé pouvait il… ? Oh, elle savait très bien à qui, mais lui, comment… Elle soupira. Un examen minimaliste de la situation permettait de conclure qu’elle était dépassée, et elle détestait réfléchir.
Bientôt, l’or liquide du miel glissait de son flacon comme une jupe de soie qu’on enlève.
Au doute qui taraude, à l’angoisse existentielle ou non, à l’amour malheureux ou au courrier des impôts, Lise ne connaissait qu’une seule non-réponse : une bonne tartine.
Le reste, on verrait plus tard. Elle attaqua la première bouchée avec une volupté non feinte, consciente toutefois que pour le pardon en question, l’urgence s’imposait.
