Il fait nuit, les trottoirs luisent d’eau et de lumière. Ça miroite de couleurs, baigne la rue de reflets changeants. Les gouttes rebondissent sur le bitume. Je vois naître de minis geysers dans le faisceau lumineux des phares et j’imagine des araignées translucides qui sautillent et courent sur le goudron, à un rythme effréné, avant d’être emportées par la crue en bordure de trottoir. Si la pluie voulait bien être sèche, j’aurais plaisir à contempler le spectacle. Mais l’humidité pénètre et je n’aime pas me sentir mouillée de la sorte par l’arrogance d’un automne qui n’a rien de clément. L’automne a frappé tôt cette année. Le 23 juin dernier. Il nous est tombé dessus. D’un coup d’un seul. Avec sa grisaille toute puissante. Et maman et moi perdons nos feuilles.
Je tiens encore debout. Je porte en moi les traces du naufrage. Papa a voulu mourir au troisième jour de l’été. Il ne voulait pas se rater comme il dit. Tant d’heures passées en silence, le cœur crucifié, à le veiller, lui tenir la main. Tant d’horreurs partagées. Inscrites à jamais dans ma chair. Stigmates qui me brûlent. Cinq mois que nous vivons maman et moi au rythme d’un cœur lassé de vivre. Nous ne pouvons nous résoudre à le laisser battre seul, entre les murs d’un hôpital psychiatrique.
Parfois je vacille. Pas grave. Ne pas arrêter de marcher pour autant. Aller d’un point à un autre, d’une agonie à l’autre pour tenter d’apaiser. Que le pire soit moins pire. Que le sentiment d’abandon leur soit étranger. Leur éviter au moins ce sentiment-là. Parfois je craque. A l’abri des regards. Pas grave. C’est inévitable. Ne pas arrêter de marcher pour autant. Souvent je ris. C’est la meilleure des armes. Il faut continuer à rire de tout. Et ça je sais très bien le faire.
A gorge déployée. Plus la vie s’acharne, plus je rigole. Je gagnerai le bras de fer contre l’horreur. Il y a toujours matière à rire. Si la situation ne s’y prête pas, on peut toujours rire de soi. De l’absurdité des choses. J’attrape chaque souffle qui passe pour m’habiller de vent et j’avance, aérienne, dans cette vie qui me plombe. Bien sûr elle m’abîme. Elle m’entame. Bien sûr je faiblis, je fléchis mais je vis. Plus que jamais. La révolte chevillée au corps, je suis encore debout. Je ne mets jamais de rouge à lèvres pour sortir. Juste un sourire pour arranger le tout. Et sous la pluie de ce vendredi soir, je souris aux araignées translucides qui traversent la rue.
Je me souviens le lendemain du drame avec une précision déconcertante. Le quatrième jour de l’été. Après avoir passés la journée à l’hôpital, on s’était tous retrouvés en famille chez ma tante. Dans la maison au bord de l’eau. Maman, mes frères, ma tante, mes neveux et moi. Autour d’un petit repas, bien que l’appétit ne soit pas au rendez-vous. C’était important d’être ensemble, de faire corps et j’ai aimé l’instant qui n’avait rien de sinistre. Bien au contraire. Et je me souviens avoir ri aux éclats, à m’en tordre le ventre avec l’aîné de mes neveux. Devant mes frères quelque peu médusés. Ils n’ont pas mon exubérance. Ce soir-là, on avait pas besoin de se dire grand-chose. On avait juste besoin d’être dans la même pièce. Tous. C’était bon de rire malgré mon cœur en sang et il n’y a pas un seul jour de mon existence où j’ai cessé.
Au troisième jour de l’été, tu étais déjà là. T’avais déjà changé la face du monde. De mon monde. T’es pas du genre à frapper avant d’entrer. Tu entres sans prévenir et quand tu sors, on espère ton retour. J’ai aimé ça ta différence, ta façon d’être cash. Au diable les convenances, tu ne t’en embarrasses pas. Pas de chemins détournés, pas de bavardages inutiles. Tu vas droit au but. Insouciant et avide. Sans l’ombre d’une hésitation. T’as débarqué comme ça, par hasard, derrière un écran d’ordinateur. Avec tes mots crus que je ne supportais pas.
Laisse-moi te dire les autres hommes. Leur façon d’avancer à pas feutrés. De se trouver des alibis. Profitant d’une mèche de cheveux égarée sur ma bouche pour m’effleurer. Tu sais, comme dans les films, cette façon délicate de retirer la mèche rebelle du bout de leurs doigts. Et moi qui dois faire mine d’être gênée et baisser les yeux pour que le scénario soit conforme à leur désir sucré. Oh je peux pas dire que j’ai jamais pris plaisir à ça. Mais j’ai aimé l’absence de détours dont tu as fait preuve. T’es plutôt du genre à me plaquer au mur directement, faire courir mes cheveux épars sur ta peau. Plutôt du genre à foutre le bordel à ma chevelure qu’à la discipliner. J’ai adoré dès le départ ta façon de me déranger, de me traîner hors des sentiers battus, de délivrer la chienne de ses chaînes. Sans laisse, on va tellement plus loin…
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