Là, sur un trottoir anodin, tu m’attendais. Nonchalante, j’allais. J’aurais pu être « La Passante du Sans-Souci ».
Et pourtant ! Pourtant, je me suis baissée, je t’ai ramassé et dans ma main, soudain, tu as pris vie. Comme pour un arbre, j’ai soulevé de mon ongle les écorces d’une vie enfantine s’écoulant au long d’un carnet de correspondance calciné. Dates insignifiantes, RDV médicaux, signatures échangées, absences relevées, motifs retenus, minutes de retard arrachées à une autre vie…
Dissimulé derrière des cases cochées, je t‘ai vu, petit gamin aux cheveux en bataille, sautant au bas de ton lit, à peine sorti de tes rêves, dévalant l’escalier, les lacets encore dénoués, avalant ton reste de tartine, Maman courant derrière. « Vite, vite, on va être en retard… ! ». La rue, les passants affairés du matin, les klaxons entendus dans le brouillard… « Attention, le feu est vert ! ». Le coin de l’immeuble, la grande avenue encombrée, un passage piéton, le châtaigner devant la boulangerie et au bout de cette autre rue, l’école dont le directeur ferme la grille. Derniers coups de sifflet, silence dans la cour, lampes allumées à travers les hautes fenêtres. Trop tard !
Trop tard encore une fois ! « Ne t’inquiète pas, Maman, à ce soir ! ». Et encore une fois, monter quatre à quatre les marches du grand escalier, entendre les dernières portes qui claquent, le bruit étouffé des livres sortis et des pages tournées. « Aujourd’hui, leçon de grammaire n° 8 ! ».
« Et voilà, Maman, nous avons fait tout ce que nous avons pu et ce soir, je reviendrai collé avec un ou deux exercices supplémentaires. La maîtresse m’aura regardé entrer sévèrement, je lui aurai présenté mon carnet de correspondance. Qu’aura-t-elle compris de cette chienne de vie que nous menons, pour laquelle nous nous battons tous les deux, qui fait que je dîne et me couche tout seul, que tu rentres tard, que je t’entends quand même rentrer dans ma chambre et m’embrasser vite, mais tellement tendrement…
Et les autres copains, sur les bancs à côté, est-ce qu’ils vivent tous comme moi, à l’arrachée, essayant de rêver sans bien comprendre ? Je ne sais pas, je n’ai pas le temps d’y penser ! ».
Ecorces de vie, vie écorchée !
