Carnet de transit – Carole Dailly -Pain quotidien

C’est un nouveau matin froid et gris. Devant moi marche l’un des clochards les plus connus de ma ville, le plus inaccessible aussi : lorsqu’on s’adresse à lui, on ne voit pas notre présence dans son regard. Et pas davantage la sienne.

Ce matin, il va en proclamant en boucle : « Mon père est catholique, ma mère est protestante, et moi, suis hérétique ! », et à chaque fois, fois vraiment chaque, il rit à gorge déployée.

Plus loin, devant un supermarché, un homme s’approche de moi et me dit en riant qu’il a : « enfin pu s’acheter du pain ».

Dans son regard, une étincelle. Elle brille vraiment ; Intacte l’étincelle… Voilà qui est donc possible lorsqu’on ne choisit plus ni de parler, ni de rire. (Dans la mesure où nous le choisissons, nous dont le rire ne se débride pas sous le poids).

A quelques rues de là, c’est un autre homme qui vient à moi. Lui, il me dit simplement qu’il : « s ’excuse ». Mais il n’a rien à demander et il ne m’a pas bousculée. Et repart aussitôt.

Submergée par la ville, je l’accompagne du regard et je pense fort : « Amour », Je le pense très fort pour que le mot passe la distance, l’atteigne et le panse. Les panse tous.

Je me souviens d’une inscription sur un pont qui enjambe l’autoroute qui conduit à la ville. Face au flot des voitures, quelqu’un a tracé en lettres magistrales : « Pardonnez-moi ».

Enfin, juste avant de rentrer chez moi, mon attention est attirée par l’attitude d’un sdf qui tape dans ses mains en regardant vers la toiture du petit l’immeuble au bas duquel il s’est niché ; en levant les yeux, je découvre qu’il essaie de faire taire des mésanges. Ça ne marche pas, alors il recommence et n’a de cesse. Les mésanges n’ont même pas peur et chantent de plus belle. Entre chaque tentative, ses mains ont un autre geste, de ceux dont on n’est généralement pas conscient : elles caressent sa nuque, comme lorsqu’on console un petit enfant.

C’est la première fois que je vois quelqu’un ne plus supporter le chant des mésanges.

Tsivit, tsivit.

Je passe tout près de lui en pensant à nouveau fort le mot.

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