Contes et nouvelles : Alphonse Allais (20 octobre 1854 28 octobre 1905)- A l’œil

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Alphonse Allais est un journaliste, écrivain et humoriste français. Célèbre à la Belle Époque, il était surtout connu pour sa plume acerbe et son humour absurde. La poétesse Lucie Delarue Mardrus disait de lui :

 » Vous qui l’avez connu, qu’il vous souvienne.
Il semblait un viking blond, sérieux et fier.
« 

C’est sans douter ce côté sérieux qui faisait de lui le prince des pinces sans rire ! Renommé pour ses calembours et ses vers holorimes (se dit de vers qui, tout en étant composés de mots différents, se prononcent exactement de la même façon) il est à n’en pas douter un des meilleurs conteurs du XIX e siècle. Son père voulait en faire comme lui un pharmacien, mais le jeune Alphonse préférait taquiner la muse avec son ami Charles Cros... Moins talentueux poétiquement que ce dernier, il se dirigea vers le journalisme et écrivit quelques chroniques loufoques dans divers journaux de l’époque avant de devenir un collaborateur du journal Le Chat noir dans lequel il signe pour la première fois en 1883. Ce sont ses nouvelles qu’il écrit au jour le jour qui lui apportent le succès tout comme son humour acerbe et décalé. Son talent reconnu, il devient en 1886 directeur du Chat Noir mais continue d’écrire nouvelles et contes dans d’autres revues tels que le Journal ou encor Gil Blas. (1892)

Ses premiers recueils paraissent à cette même époque. À se tordre (1891) et Vive la vie ! (1892) lui apportent gloire et célébrité puisqu’il devient une figure incontournable de la Belle Époque grâce à son humour acerbe, ses calembours et sa légèreté !

Le Dix Vins Blog vous propose de découvrir ou redécouvrir quelques-uns des textes et des contes de ce prince de l’humour décalé et acerbe dont les calembours auraient sans doute plu à mon ami Henri Merle dont le joli Mai était le mois préféré, celui de sa naissance….(le vendredi sur le blog)

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À l’OEIL

Positivement, il devenait assommant, ce capitaine de Boisguignard, avec ses éternelles histoires de bonnes fortunes. Et à l’œil, vous savez, tout le temps à l’œil.
Car c’était sa grande vanité et sa gloire suprême, au capitaine de Boisguignard, de posséder toutes les femmes de L…, sans bourse délier, toutes, depuis la femme du trésorier général jusqu’aux petites modistes de la rue Nationale et passant par les dames du théâtre et des domiciles faciles.
Comme c’était une manie chez lui, aucun de ses collègues n’y faisait plus attention. Parfois, au
récit de ses aventures amoureuses, quelqu’un risquait :
– À l’œil, naturellement ?
Et Boisguignard répondait sans sourciller :
– Bien entendu.
Le soir du dernier Mardi Gras, ces messieurs les officiers avaient joyeusement fêté le carnaval.
La gaieté battait son plein et la Folie agitait ses grelots si vertigineusement qu’on aurait juré une
sonnerie électrique. Le jeune vicomte de la Folette, sous-lieutenant frais émoulu de Saint-Cyr, lisait tout haut dans l’Avenir militaire des circulaires apocryphes du général Boulanger qu’il inventait avec beaucoup d’imagination et de sang-froid :

« Mon général, à partir du 1er juin, vous voudrez bien veiller à ce que l’infanterie soit montée. Quant à la cavalerie, dorénavant, elle ira à pied. C’est bien son tour. Agréez, etc. Signé : Boulanger. »
Ou bien encore :

« Mon cher général, j’ai décidé que le port du vélocipède serait autorisé dans l’armée pour les caporaux et brigadiers, etc., etc. Signé : Boulanger. »
Et, c’était, à toutes les tables, des éclats de rire… Un vrai succès pour le sous-lieutenant de la Folette.
Un capitaine l’interpella :
-Mais, à propos de Boulanger, expliquez-nous pourquoi vous ne profitez pas de sa décision
relative à la barbe ?
De la Folette rougit un peu, car c’était son grand désespoir. Quoique ses vingt ans fussent
bien révolus, jusqu’à présent sa peau rose ne s’était encore estompée d’aucun duvet. Pourtant,
il répondit sans se troubler :
– J’en profite plus que vous ne croyez, car je ne me suis jamais rasé.
Pendant ce temps, Boisguignard causait de ses conquêtes. Il s’agissait, cette fois-ci, d’une
chanteuse de café-concert, nouvellement débarquée à L… Quelqu’un demanda
timidement :
– À l’œil, bien entendu ?
Et Boisguignard répondit comme d’usage :
– Naturellement.
Cela avec un aplomb si comique que tout le monde ne put s’empêcher de sourire.
Boisguignard, furieux, s’en prit au jeune de la Folette.
– Eh bien, oui, à l’œil. Qu’est-ce que vous avez à rire ?
– Je ne ris pas, mon capitaine… Je souris avec un respect nuancé de doute.
Boisguignard éclata :
– Mais parfaitement, à l’œil ! Et je donne vingt-cinq louis à celui qui me verra fiche un sou
à une femme !
Le sous-lieutenant tint le pari et, comme c’était un garçon fertile en ressources, messieurs
les officiers se promirent de s’amuser beaucoup à ce petit jeu.
Vingt jours après cette soirée mémorable, arriva la Mi-Carême. Il y avait le soir, à l’Alcazar
de l’endroit, grand bal paré et costumé. Tout l’élément joyeux de L…, civil ou militaire, s’y
rendit, le capitaine de Boisguignard comme les autres.
Au dessert, le jeune de la Folette s’était retiré, en proie, disait-il, à une violente migraine.
Un bal paré et costumé à L…, vous le voyez d’ici.
La plus franche cordialité ne cessa d’y régner, mais, malgré tout, c’était un peu rural.
Vers minuit, comme Boisguignard et quelques-uns de ses collègues se disposaient à sortir, un domino entra qui fit sensation. Ce devait être, autant qu’on pouvait en juger à travers le costume et le masque, une jeune femme d’une rare distinction.
Elle rencontra Boisguignard dans le bal et lui planta dans les yeux son regard doux et bleu. L’ardent capitaine frémit sous la secousse, et s’approcha de la dame, lui murmurant d’habiles galanteries.
Tout d’abord, elle ne répondit pas. Mais bientôt, s’enhardissant, elle prononça quelques paroles d’une voix basse, sourde et entrecoupée par l’émotion. Finalement, après mille manières, elle
consentit à accompagner Boisguignard dans un cabinet particulier.
Dire la fierté du capitaine serait chose impossible. Il aurait voulu défiler, avec sa compagne au bras, devant tout le régiment, colonel en tête. Le fait est qu’elle avait un chic !…
Quand ils furent enfermés dans le cabinet, et qu’il l’eut conjurée de se démasquer enfin, elle
sembla prendre un grand parti :
– Écoutez, monsieur, dit-elle, en me livrant à vous, je fais une folie ; je voudrais que cette folie
ne fût pas sans profit pour moi. Ce sera vingt cinq louis.
– Mais comment donc !
Et de la façon la plus naturelle du monde, en homme qui a souvent pratiqué cette opération,
Boisguignard sortit de son portefeuille cinq jolis billets de cent francs.
Le domino compta la somme, l’inséra soigneusement dans un élégant petit carnet de
nacre, et, enlevant brusquement son masque, il s’écria :
– Vingt-cinq louis, ça fait le compte, mon capitaine !
La belle mystérieuse n’était autre que cet affreux petit sous-lieutenant de la Folette.
Inutile d’ajouter que la somme fut immédiatement bue et mangée en joyeuse
compagnie.
Mais, depuis ce temps-là, chaque fois qu’au mess ou au café la conversation tombe sur les
femmes, le capitaine de Boisguignard cause d’autre chose…


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