Les plus textes d’amour de la littérature : Lettres d’amour sans le dire -Amanda Sthers

Catherine Balay, auteure

Ce texte d’Amanda Sthers m’a beaucoup touchée et m’a fait du bien comme on savoure un doux bonbon qui réconforte. C’est un texte tout en retenue, contenu, très dense.

Chaque phrase contient un trésor, une délicatesse. Chaque élément de ce roman est sublime, un trésor de poésie et de profondeur, avec cette grâce de la sincérité qui ne peut que toucher.

Parfois les mots d’Amanda Sthers décrivent des choses crûment, Amanda Sthers lâche les chiens, mais tout reste en transparence, dans ce texte beaucoup plus que dans ses précédents elle habille ses images d’une langue qui reste toujours subtile. La rage surgit parfois, mais cela sert la douceur du présent ou plutôt de « Ukiyo » qui « veut dire profiter de l’instant, hors du déroulement de la vie, comme une bulle de joie » en japonais (p. 11). En une phrase elle peut évoquer des pans entiers de votre vie et vous vous sentez rejoint dans votre incommensurable solitude, vos souvenirs incommunicables à l’oral.

Pour ce qui est de votre servante, voici quelques phrases qui m’ont parlé : « Le chagrin des autres m’a toujours paru dégoûtant et je ne sais qu’en faire. Je console en offrant le miroir de ma propre peine en silence. »Et puis cet autre passage : « Vos créatures légendaires sont terrifiantes, elles ressemblent au moment où la journée bascule dans la nuit, à ce qui pourrait être vrai, ce qui nous effraie enfant : ces formes dans la chambre sombre qui souvent deviennent des monstres. »

Alice Cendres, l’héroïne, est à l’approche de la cinquantaine. Elle pousse un jour la porte d’un salon de thé japonais et se voit invitée à aller dans la salle attenante où un masseur arrive bientôt. Elle ne saura pas son nom tout de suite. Elle saura tout d’abord ses mains sur sa peau – enfin à travers le pyjama qui la protège puis fait lien entre eux deux.

L’incroyable délicatesse et le respect de cet homme révèle Alice à elle-même et réveille son désir mis en berne depuis si longtemps. Elle se surprend à manger à nouveau, trop longtemps, peut-être presque toujours, elle a été anesthésiée. Elle s’est comme extraite de son corps qui était devenu un allié utile, mais plus habité. Dans notre société – mais est-ce très actuel ou intemporel ? – combien de femmes vivent, comme Alice, l’esprit séparé de leur corps ?

Que faut-il traverser pour se laisser toucher ? Ne faut-il pas une écoute et une bienveillance portées par un amour qui peut être désintéressé, pour laisser éclore la fleur du désir féminin, qui souvent, brimé, malmené, violenté, assujetti, par l’homme maladroit, peut pousser la femme à avoir honte de son corps, de ses désirs, d’avoir été objet de « désir » et n’avoir pas eu le temps ni le loisir de devenir sujet de son désir.

Ce livre fait du bien, il est comme une caresse qui malgré les expériences malheureuses passées peut permettre d’éclore à la vie. Cette vie qui coule, cette sensualité, cette envie de séduire, cette liberté qui irradie les peurs et nous fait aller à la rencontre des autres. De l’autre.

À celui à qui son coeur ou son corps – mais peut-être est-ce la même chose pour une femme – désire dédier une mélodie. L’héroïne décide d’apprendre le japonais, découvre une culture étrangère. Le départ pour le Japon de l’homme qui a su toucher son être, ce masseur, la pousse à se dépasser. Alice décide, dans cette absence qu’elle combat par l’écriture, d’adresser une lettre à cet homme qui l’a réveillée à elle-même et à la vie… une lettre d’amour sans le dire.

Quatrième de couverture :

« On m’a dit qu’au Japon, les gens qui s’aimaient ne se le déclaraient pas. Qu’on évoquait l’état amoureux comme une chose qui dépasse les êtres, les enveloppe, les révèle ou les broie. On ne dit pas « je t’aime » mais « il y a de l’amour », comme il y a du soleil. Je ne sais pas si vous aimeriez me revoir ou m’écrire. Il y a mon nom et mon adresse au dos de cette enveloppe et toute ma vie à l’intérieur. Je suis prête à ce que vous ne vouliez rien en faire. J’espère pourtant que vous comprendrez ce que je ne vous dis pas. »

« Cher monsieur,
Je vous écris cette lettre, car nous n’avons jamais pu nous dire les choses avec des mots. Je ne parlais pas votre langue et maintenant que j’en ai appris les rudiments, vous avez quitté la ville. J’ai commencé les leçons de japonais après notre septième rencontre. C’était en hiver, les feuilles prenaient la couleur que je prêtais à votre pays. Je voulais vous demander de le décrire afin de vous comprendre avec lui.
Lors de mon premier cours, mon professeur m’a fait la courtoisie de ne pas me questionner sur la raison qui me poussait à apprendre le japonais à mon âge. Il m’a simplement demandé s’il y avait une échéance, je lui ai répondu qu’elle était celle du destin.
«Unmei», a-t-il dit, et ce fut le premier mot que m’offrait votre culture.
C’est aussi le destin qui m’a mise sur votre route, pourtant je le croyais étranger à ma vie. Mon nom est Alice Cendres mais vous me connaissez sous le nom d’Alice Renoir. Je ne vous ai jamais expliqué cette confusion car cela ne me semblait pas nécessaire au début et le temps passant il eût été étrange de me débaptiser. Plus tard, j’ai pensé que j’avais été stupide, qu’il vous était impossible de me retrouver si jamais vous aussi vous aviez voulu apprendre mes mots comme je me saisis des vôtres et venir me dire ce que je m’apprête à essayer de vous écrire. Je vous supplie d’accorder de l’attention à ces quelques pages. Elles peuvent vous sembler légères par endroits, graves ou impudiques à d’autres, mais vous comprendrez peu à peu que ma vie en dépend.
Je suis entrée dans le salon de thé le 16 octobre de l’an dernier. Je consigne tout dans un carnet, comme une sorte d’almanach qui tient dans ma poche et dessine un rythme à ma vie et au peu d’événements qui la ponctuent. Je me serais souvenue de ce jour sans en avoir rien écrit. Mais je l’ai fait. Sous cette date, il est indiqué le nom du lieu : « Ukiyo » et j’ai glissé la carte de visite du salon de thé pour être certaine de le retrouver. Je sais maintenant que le mot Ukiyo n’existe pas dans mon langage, qu’il veut dire profiter de l’instant, hors du déroulement de la vie, comme une bulle de joie. Il ordonne de savourer le moment, détaché de nos préoccupations à venir et du poids de notre passé. Il était seize heures quand j’ai poussé la porte. Les enfants de l’école voisine jouaient sous la pluie et sautaient dans les flaques tandis que d’autres couraient avec leurs cartables sur le dos. Sur le mien je portais une vie qui endolorissait tout mon être mais je ne le savais pas. J’ai souri, une jeune femme que je sais maintenant se prénommer Kyoko m’a fait m’asseoir juste d’un mouvement des lèvres.
J’ai retiré mon manteau et mon bonnet mouillés. Sans que je ne le demande, elle a posé devant moi un petit plateau sur lequel étaient disposées une théière noire et une tasse bleu ciel fragile qu’elle a remplie à moitié. Elle a précisé que ce thé provenait de Miyazaki, la ville où je vous adresserai ce courrier au matin. Je ne l’ai pas bu tout de suite, je me suis contentée d’observer le liquide qui m’a réchauffée ; un futsumushi sencha aux feuilles d’un vert intense qui donne un breuvage aux couleurs du soleil qu’on regarde à travers les herbes hautes quand on est adolescent et qu’on se couche dans les prés. J’ai pensé « il faudrait un nom à cette couleur », sans savoir qu’il existait dans votre pays un mot pour qualifier les rayons qui se dispersent dans les feuilles des arbres : komorebi. Cette teinte qui se diffuse dans le vent et à travers laquelle on voit les choses plus belles. Pourtant le goût n’est pas aussi limpide et transparent que la robe de ce thé, il a une densité qui ressemble à de la liqueur. Sa saveur ressemble à du miel adouci par un cacao amer. Pardonnez mon extase et mon souci du détail mais il est important que vous compreniez que ce jour-là a transformé ma vie. Pas comme un choc mais plutôt une vague qui s’en revient vers la plage, et s’apprête à repartir à l’assaut de l’océan tout entier.
Je viens d’un monde où nous ne goûtions pas aux choses exotiques, je n’ai jamais voyagé que dans des livres et c’est ainsi que je suis devenue professeur de français. Sans doute aurais-je mieux fait de choisir le métier d’hôtesse de l’air, de sentir de vrais bras autour de ma taille, d’embrasser des visages d’autres couleurs. Au lieu de ça, je n’ai pas quitté le Nord pendant mes quarante-huit premières années, j’ai imaginé l’amour, les gens et les odeurs. J’ai trouvé l’aventure dans le confort de mon salon, sous une couverture, accrochée aux pages que je ne cessais de tourner. Je vis à Paris depuis trois ans et je suis toujours effrayée de ne pas y être à ma place. J’ai emménagé ici à la demande de ma fille qui a épousé un homme riche et m’a « installée » dans un appartement confortable ; sans doute afin ne pas avoir à prendre le train pour me rendre visite et ne pas s’embarrasser d’une mère qui ne répond pas aux exigences de sa nouvelle position sociale. Elle a pensé que je déménageais avec plaisir tandis que je tentais de satisfaire le sien. J’ai pris une retraite très anticipée et elle m’a convaincue que j’allais enfin « pouvoir écrire mon roman » mais aucune d’entre nous n’y a cru. Cela a toujours été un fantasme. Elle pensait que sa démarche me consolait de son arrivée prématurée dans ma vie, des sacrifices qu’elle avait impliqués, qu’elle me rendait une part de la jeunesse qu’elle s’imagine m’avoir volée. Mais elle est ce que j’ai fait de mieux et de plus beau. Je suis triste qu’elle ne soit pas plus en feu, qu’elle ne soit pas de ces filles qui courent sous la pluie, qui rient, qui pleurent et qui brisent des cœurs. De ces filles qui dansent pieds nus. Je n’ai jamais souhaité qu’elle me rende mon insouciance mais qu’elle profite de la sienne.
Quand j’ai eu fini mon thé, Kyoko m’a fait monter quelques marches et amenée jusqu’à une pièce attenante en disant « Renoir », qu’elle prononçait avec un accent qui m’a d’abord rendu la chose impossible à comprendre, je pensais qu’elle me demandait de la suivre en japonais, je n’ai pas osé refuser. Elle insistait. Elle m’a menée dans une pièce plus sombre et nue, seules deux branches de cerisier fleuries tenaient dans un vase rectangulaire, un plancher de bois et au milieu un grand sol mou, comme ceux des salles d’arts martiaux. Sur le côté un petit banc laqué permettait de poser ses affaires. À son geste, j’ai compris qu’il fallait enlever mes chaussures et j’ai saisi le pyjama bleu marine qu’elle me tendait. J’allais protester mais elle a refermé la porte avec un sourire. Je me suis dit qu’elle allait me faire un massage et que c’était compris dans la formule avec le thé. Je n’ai pas osé refuser.
Je ne me rappelle plus ce que je portais. Sans doute mon pantalon noir un peu trop court et un col roulé gris. Rien qui vaille la peine de s’en souvenir. »

*****

Les paumes de vos mains à plat contre ma peau étaient chaleureuses et ouvertes pour m’exprimer que je ne risquais rien. Elles se sont inscrites sur la courbe de mon cou comme si elles étaient attendues et que leur place étaient là.

Vous avez immobilisé votre corps entier et m’avez entraînée à fixer ma respiration sur la vôtre. Nous ne pouvions respirer à contre-temps, votre souffle me demandait d’inspirer avec vous, que je sois avec vous.

Et dans ce duo d’exhalations, soudain je n’ai plus été seule et mes yeux ont laissé couler des larmes. Ce n’était ni du chagrin, ni même une émotion, je libérais simplement de la vie.

Je me remettais en marche.

Vous êtes parti tel un fantôme sans que j’aie eu le temps de vous rendre même un sourire.

*****

Quand vous posez les mains sur moi, j’ai la sensation que vous me comprenez. Cet habit de peau et d’os cesse d’être un poids et devient un moyen de vous dire mes douleurs, mon passé, mes désirs. La sensualité qui émanait de moi jadis se délie, se délivre sous vos doigts. Certaines choses se passent de mots. Ce que je ressens, c’est une langue qui flotte, que nous pouvons comprendre sans même nous regarder, car il y a dans la salle une atmosphère qui naît de nous et nous dépasse tout à la fois.

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