
La maison de mes parents comportait nombre de dépendances et notamment des hangars et un chai ; dans les années 60, après la construction de nos chambres, il restait un espace couvert partiellement, où aimaient loger les hirondelles. On y stockait les outils de jardin contre le seul mur abrité.
Sous une des descentes de gouttière qui ne parvenait pas jusqu’au sol mes parents avaient laissé (ou fait mettre, je ne sais) un gros chaudron trouvé dans le bric-à-brac qui encombrait cette maison achetée « garnie ».
Je l’ai toujours connu rouillé, et un de mes jeux consistait justement à récupérer les lamelles de métal qui s’en détachaient, je me suis coupée plusieurs fois avec elles, sang et rouille mêlés. J’en ai encore le goût en bouche.
Ce bassin improvisé était le plus souvent rempli-sauf période d’intense sécheresse.
Il avait des usages divers : petits arrosages et nettoyage des WC dits « préhistoriques » dont nous usions – odorats sensibles s’abstenir.
Les feuilles mortes et la poussière s’accumulant, il s’était formé une sorte de vase dans laquelle prospéraient de petits vers rouge sang qui se tortillaient de manière comique. J’ignorais leur nom, alors, mais étant curieuse de nature, je me suis depuis informée (merci Wikipédia). Il s’agissait en fait de larves de chironome, un petit insecte qui ressemble à s’y tromper à un moustique, mais qui ne pique pas. J’ai appris aussi que rien dans la nature n’étant conçu gratuitement ces vers se tortillaient à des fins de capter l’oxygène dans un milieu qui n’en recelait pas suffisamment. N’empêche que leur danse de contorsionnistes pouvait me fasciner de longues minutes. J’ai toujours su contempler sans autre pensée que ce que je regarde et sur quoi tout mon être focalise en quelque sorte.
Autre habitant du chaudron un calicoba ou perche-soleil, une espèce de poisson parfaitement immangeable que frères et grand-père ramenaient parfois au milieu d’une friture plus comestible. Quand on les voyait hors de cette eau glauque, ils offraient une couleur merveilleuse turquoise et or –d’où leur nom – mais la mâchoire carnassière et l’ai assez peu sympathique si tant un qu’un poisson puisse avoir bonne mine.
J’aimais ce nom calicoba (il y avait du textile là-dessous ! Et l’idée d’une bouche qui fait des bulles en prononçant boa boa) mais surtout parce qu’il m’évoquait un pays lointain et de fait, ces créatures sont originaires d’Amérique , ce que nous ignorions tout comme le fait que bien plus tard il serait considéré comme invasif et nuisible.
Le nôtre (il y en eut sûrement plusieurs on les remplaçait quand ils mouraient) était paisible et grand dévoreur de vers de vase et de larves de moustiques authentiques. Nous aimions à le nourrir de mouches auxquelles nous arrachions les ailes (oui, c’était cruel, mais c’était aussi si amusant de le voir jaillir de l’eau et engloutir sa proie).
Et autant le dire, je ne crois pas à un monde où toute cruauté serait bannie on en trouverait de subtiles et de pires de celles « qui ne laissent pas de traces » ; de plus un animal qui mange n’obéit à aucune perversité et pour nous lui donner des mouches ce n’était pas plus cruel que donner de l’herbe aux lapins.
J’ai gardé de ce chaudron une unique image celle de mon fils aîné jouant, à côté dans une bassine d’eau qu’on ne dira pas très propre … Je sais y avoir passé des heures, accroupie, sans me souvenir exactement de ce que j’y faisais ou cherchais.
Entre nous soit dit, ce devait être vu la présence des chironomes un fameux bouillon de culture ; de quoi se mithridatiser jusqu’à la fin de ses jours.
L’eau de ce chaudron, lors de fortes pluies (et les orages d’été en amenaient) débordait vers un caniveau aboutissant à ce qu’on appelait un puits perdu.
Je me demandais, moi enfant ce qu’on voulait dire et ça me faisait rêver. Que peut bien être un puits qu’on aurait perdu, alors qu’on en voit son existence matérielle. J’ai dû demander et on a dû m’expliquer, mais explications techniques et scientifiques avaient ce contre-pouvoir de glisser sur moi sans vraiment m’imprégner. Je crois que déjà je préférais faire dire aux mots autre chose que ce que leur rôle étroit de désigner et expliquer une réalité semblent leur incomber.
Nous avions bien un autre puits pas perdu celui-là dont l’eau était si bonne que j’en recherche en vain encore le goût, et qui par un système que mon père et mon second frère avaient installé alimentait toute la maison. L’eau de la ville chez nous fut toujours réservée aux arrosages et gros travaux.
Le puits perdu était au pied du hangar à bûches où les chattes égarées et parfois aussi perdues que le puits en question venaient mettre bas. Un cercle de béton et une entrée grillagée pour retenir les feuilles (il ne fallait pas polluer la nappe phréatique). Parfois en cas de gros orages, il refoulait et ma mère et moi avec un gros balai essayons d’empêcher l’eau de refluer vers la maison.
Au cours d’un autre orage particulièrement violent la foudre tomba à quelques mètres et heureusement ce jour-là nous n’étions pas à écoper !
Puits perdu aujourd’hui de ma mémoire où je pêche sinon perche soleil au moins souvenirs argentins qui se tortillent comme les chironomes, mais la mémoire sans doute ne les alimente pas d’un sang aussi vif et ses contorsions aussi s’alanguissent et manquent de l’initiale vigueur.
(rétro-croquis in une mesure pour rien)
