
François Rabelais est un phénomène unique dans l’histoire ô combien foisonnante de la littérature française. Le XVIe siècle le censurera, le XVIIe siècle en tirera quelque inspiration (La Fontaine, Molière, etc.), le XVIIIe siècle sera choqué par son langage égrillard.
Le XIXe siècle sera plus contrasté :
Chateaubriand déclarera qu’il a « créé les lettres françaises ». Il est considéré comme le symbole d’une gaieté disparue, de la gauloiserie, de la provocation des bourgeois. Lamartine le décrira comme un cynique ordurier.
Ce n’est qu’au XXe siècle que l’on en extraira la « substantifique moelle » Qui pourrait se vanter d’en être le digne héritier ? Ce cher Frédéric Dard, peut-être ?
Mais entre-temps, les poètes et romanciers, tout bons qu’ils fussent, se sont bien trop pris au sérieux ! Céline affirme même que Rabelais a « raté son coup » car la langue française n’a pas suivi l’exemple de son style truculent mais s’est affadie dans une pudibonderie académique.
Ce moine défroqué, diplômé de la faculté de Médecine de Montpellier, professeur à l’Hôtel-Dieu de Lyon, est versé dans l’humanisme : il connaît les auteurs de l’Antiquité, il correspond avec Érasme, Guillaume Budé et sera édité par Étienne Dolet (lui-même également poète, écrivain, humaniste, philologue et imprimeur, rien que ça !) .
A près de 40 ans, il publie les Horribles et Espouvantables Faicts et Prouesses du très renommé Pantagruel, roy des Dipsodes, fils du grant Gargantua sous le nom d’Alcofribas Nasier, qui aura un franc succès.
Il publie ensuite La Vie très horrifique du grant Gargantua, père de Pantagruel, dont est tiré cet extrait, qui est traduit en français moderne, mais je vous recommande chez Pocket « Classiques », le texte intégral en version « bilingue » (pages de gauche en ancien français, pages de droite en français moderne), où l’on voit toute la fougue de notre langue encore jeune et vierge de toute intervention académique. C’est une langue à la fois étrange et familière.
G.L

CHAPITRE XIII
Comment Grandgousier reconnut à l’invention d’un torche-cul la merveilleuse intelligence de Gargantua.
Sur la fin de la cinquième année, Grandgousier, retour de la défaite des Canarriens, vint voir son fils Gargantua. Alors il fut saisi de toute la joie concevable chez un tel père voyant qu’il avait un tel fils et, tout en l’embrassant et en l’étreignant, il lui posait toutes sortes de petites questions puériles. Et il but à qui mieux mieux avec lui et avec ses gouvernantes auxquelles il demandait avec grand intérêt si, entre autres choses, elles l’avaient tenu propre et net. Ce à quoi Gargantua répondit qu’il s’y était pris de telle façon qu’il n’y avait pas dans tout le pays un garçon qui fût plus propre que lui.

« Comment cela ? dit Grandgousier.
— J’ai découvert, répondit Gargantua, à la suite de longues et minutieuses recherches, un moyen de me torcher le cul. C’est le plus seigneurial, le plus excellent et le plus efficace qu’on ait jamais vu.
— Quel est-il ? dit Grandgousier.
— C’est ce que je vais vous raconter à présent, dit Gargantua. Une fois, je me suis torché avec le cache-nez de velours d’une demoiselle, ce que je trouvai bon, vu que sa douceur soyeuse me procura une bien grande volupté au fondement ; une autre fois avec un chaperon de la même et le résultat fut identique ; une autre fois avec un cache-col ; une autre fois avec des cache-oreilles de satin de couleur vive, mais les dorures d’un tas de saloperies de perlettes qui l’ornaient m’écorchèrent tout le derrière. Que le feu Saint-Antoine brûle le trou du cul à l’orfèvre qui les a faites et à la demoiselle qui les portait.
« Ce mal me passa lorsque je me torchai avec un bonnet de page, bien emplumé à la Suisse.
« Puis, alors que je fientais derrière un buisson, je trouvai un chat de mars et m’en torchai, mais ses griffes m’ulcérèrent tout le périnée.
« Ce dont je me guéris le lendemain en me torchant avec les gants de ma mère, bien parfumés de berga-motte.
« Puis je me torchai avec de la sauge, du fenouil, de l’aneth, de la marjolaine, des roses, des feuilles de courges, de choux, de bettes, de vigne, de guimauve, de bouillon-blanc ( c’est l’écarlate au cul ), de laitue et des feuilles d’épinards ( tout ça m’a fait une belle jambe !) , avec de la mercuriale, de la persicaire, des orties, de la consoude, mais j’en caguai du sang comme un Lombard, ce dont je fus guéri en me torchant avec ma braguette.
« Puis je me torchai avec les draps, les couvertures, les rideaux, avec un coussin, une carpette, un tapis de jeu, un torchon, une serviette, un mouchoir, un peignoir ; tout cela me procura plus de plaisir que n’en ont les galeux quand on les étrille.
— C’est bien, dit Grandgousier, mais quel torche-cul trouvas-tu le meilleur ?
— J’y arrivais, dit Gargantua ; vous en saurez bientôt le fin mot. Je me torchai avec du foin, de la paille, de la bauduffe, de la bourre, de la laine, du papier. Mais
Toujours laisse aux couilles une amorce
Qui son cul sale de papier torche.
[…]
— Revenons, dit Grandgousier, à notre propos.
— Lequel, dit Gargantua, chier ?
— Non, dit Grandgousier, mais se torcher le cul.
— Mais, dit Gargantua, voulez-vous payer une barrique de vin breton si je vous dame le pion à ce propos ?
— Oui, assurément, dit Grandgousier.
— Il n’est, dit Gargantua, pas besoin de se torcher le cul s’il n’y a pas de saletés. De saletés, il ne peut y en avoir si l’on n’a pas chié. Il nous faut donc chier avant que de nous torcher le cul !
— Oh ! dit Grandgousier, que tu es plein de bon sens, mon petit bonhomme ; un de ces jours prochains, je te ferai passer docteur en gai savoir, pardieu ! Car tu as de la raison plus que tu n’as d’années. Allez, je t’en prie, poursuis ce propos torcheculatif. Et par ma barbe, au lieu d’une barrique, c’est cinquante feuillettes que tu auras, je veux dire des feuillettes de ce bon vin breton qui ne vient d’ailleurs pas en Bretagne, mais dans ce bon pays de Véron.
— Après, dit Gargantua, je me torchai avec un couvre-chef, un oreiller, une pantoufle, une gibecière, un panier (mais quel peu agréable torche-cul !), puis avec un chapeau. Remarquez que parmi les chapeaux, les uns sont de feutre rasé, d’autres à poil, d’autres de velours, d’autres de taffetas. Le meilleur d’entre tous, c’est celui à poil, car il absterge excellemment la matière fécale. Puis je me torchai avec une poule, un coq, un poulet, la peau d’un veau, un lièvre, un pigeon, un cormoran, un sac d’avocat, une cagoule, une coiffe, un leurre.
« Mais pour conclure, je dis et je maintiens qu’il n’y a pas de meilleur torche-cul qu’un oison bien duveteux, pourvu qu’on lui tienne la tête entre les jambes. Croyez-m’en sur l’honneur, vous ressentez au trou du cul une volupté mirifique, tant à cause de la douceur de ce duvet qu’à cause de la bonne chaleur de l’oison qui se communique facilement du boyau du cul et des autres intestins jusqu’à se transmettre à la région du cœur et à celle du cerveau. Ne croyez pas que la béatitude des héros et des demi-dieux qui sont aux Champs Élysées tienne à leur asphodèle, à leur ambroisie ou à leur nectar comme disent les vieilles de par ici. Elle tient, selon mon opinion, à ce qu’ils se torchent le cul avec un oison ; c’est aussi l’opinion de Maître Jean d’Écosse. »
Sources : Gargantua – François Rabelais. Editions Pocket Classiques
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