Poème en Octobre – Lautréamont ( Isidore Ducasse 1846 – 1870 ) – LES CHANTS DE MALDOROR

CHANT PREMIER
Strophe 1

Plût au ciel que le lecteur, enhardi et devenu

momentanément féroce comme ce qu’il lit, trouve, sans se
désorienter, son chemin abrupt et sauvage, à travers les
marécages désolés de ces pages sombres et pleines de poison;
car, à moins qu’il n’apporte dans sa lecture une logique
rigoureuse et une tension d’esprit égale au moins à sa
défiance, les émanations mortelles de ce livre imbiberont
son âme comme l’eau le sucre. Il n’est pas bon que tout le
monde lise les pages qui vont suivre ; quelques-uns seuls
savoureront ce fruit amer sans danger. Par conséquent, âme
timide, avant de pénétrer plus loin dans de pareilles landes
inexplorées, dirige tes talons en arrière et non en avant.
Écoute bien ce que je te dis : dirige tes talons en arrière
et non en avant, comme les yeux d’un fils qui se détourne
respectueusement de la contemplation auguste de la face
maternelle ; ou, plutôt, comme un angle à perte de vue de
grues frileuses méditant beaucoup, qui, pendant l’hiver,
vole puissamment à travers le silence, toutes voiles
tendues, vers un point déterminé de l’horizon, d’où tout à
coup part un vent étrange et fort, précurseur de la tempête.
La grue la plus vieille et qui forme à elle seule
l’avant-garde, voyant cela, branle la tête comme une
personne raisonnable, conséquemment son bec aussi qu’elle
fait claquer, et n’est pas contente (moi, non plus, je ne le
serais pas à sa place), tandis que son vieux cou, dégarni de
plumes et contemporain de trois générations de grues, se
remue en ondulations irritées qui présagent l’orage qui
s’approche de plus en plus. Après avoir de sang-froid
regardé plusieurs fois de tous les côtés avec des yeux qui
renferment l’expérience, prudemment, la première (car
c’est elle qui a le privilège de montrer les plumes de sa
queue aux autres grues inférieures en intelligence), avec
son cri vigilant de mélancolique sentinelle, pour repousser
l’ennemi commun, elle vire avec flexibilité la pointe de
la figure géométrique (c’est peut-être un triangle, mais on
ne voit pas le troisième côté que forment dans l’espace ces
curieux oiseaux de passage), soit à bâbord, soit à tribord,
comme un habile capitaine; et, manoeuvrant avec des ailes
qui ne paraissent pas plus grandes que celles d’un moineau,
parce qu’elle n’est pas bête, elle prend ainsi un autre
chemin philosophique et plus sûr.

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