
Où l’auteur continue de monopoliser la parole, se promettant de la redonner à ses personnages dans l’un des épizodes suivants, enfin, si le cœur lui en dit, car aux dernières nouvelles c’est quand même l’auteur qui commande, quoiqu’avec les mots on ne sache jamais où ça vous mène les histoires.
Et la porte s’ouvrit sur le maire et ses adjoints, et les membres de la municipalité apparurent dans le bistrot » chez Maurice » un peu comme feu Rocko Banana apparaissait sur scène devant ses fans, un peu comme Jésus se montrait, flanqué de ses apôtres, devant les foules de Palestine.
Un peu comme… car si Rocko Banana devait son prestige à son charisme d’enfant du rock né dans la rue, car si Jésus tenait le sien, de prestige, de son Divin Papa, le maire du village de Pépé la Téloche n’était qu’un rejeton du coaching et de la communication.
Ce maire, donc, fringant quadragénaire en complet bleu, chemise blanche et cravate rouge, avait été élu maire six ans auparavant dans ce village apparemment tout à fait campagnard pur jus, alors que l’élu n’avait rien d’un habitant de la campagne.
Mais depuis quelques années, la population avait bien changé au village.
La population ouvrière et paysanne en voie de disparition était peu à peu remplacée par des natifs de la ville, qui avaient choisi d’habiter la campagne, car la ville se peuplait de pauvres, de sans-dents, de miséreux, de petits vieux bien propres qui faisaient les poubelles, de mendiants avec des clébards pour compagnons, de barbus avec des flingues plein la hotte et qui n’avaient guère de points communs avec le débonnaire père Noël.
Ainsi, l’épicerie-buvette-articles-de-pêche avait été remplacée par une banque dont le banquier se prétendait votre pote, la guinguette « Chez Mimile » où l’on valsait naguère par une boîte de nuit techno où l’on se trémoussait tout seul, et le curé par un psychanalyste qui vous ramonait l’inconscient pour cent euros la séance, alors qu’avec le cureton remplacé à présent par un diacre, l’on vous faisait hier encore une âme toute neuve en échange de trois Pater et six Ave.
Dans la rue principale du village, les rares tracteurs croisaient les motos de la jeunesse branchée, et des cadres dynamiques en tenue fluo pédalaient pour se maintenir en forme sur des vélos ultra-légers, se gaussant de l’agriculteur pollueur en auto dont les poireaux n’étaient pas bio, les salauds. Et donc, le maire quadragénaire, Edgar-Basile Patouillard, n’avait été élu que par sept voix de majorité, c’est dire que sa réélection n’était point assurée. C’est pour cela qu’Edgar-Basile Patouillard et son équipe municipale avaient décidé d’offrir au bon peuple une retransmission de match de foutebole sur écran géant, le cynique échevin prétendant in petto que la devise « du pain et des jeux » n’avait pas été forgée par un imbécile, mais par un communicant pionnier de l’Antiquité qu’il ne connaissait, comme l’auteur de ces modestes lignes d’ailleurs, que par le livre « L’Antiquité pour les nuls. »
Quand Edgar-Basile apparut dans le bistrot, le silence se fit, un silence mi-respectueux, mi-hostile, les deux franges de la population, celle natives des villes et celle des champs, étant présentes en ce lieu.
Une grand-mère vêtue de noir se leva et s’approcha en trottinant de l’élu, puis se mit à geindre, se plaignant de l’augmentation des impôts locaux, concluant que « c’était une n’honte ». Un murmure approbateur monta de la salle.
Mais Edgar-Basile avait suivi des cours de communication. Il savait comment s’y prendre avec les vioques. Il fixa la mère-grand dans les yeux, puis prit les mains ridées de l’ancêtre dans les siennes, lui expliquant à voix douce qu’il fallait savoir semer la graine du sacrifice pour récolter demain les fruits de l’abondance retrouvée. L’organe d’Edgar-Basile était charmeur et vous massait les trompes-d’Eustache comme une voix d’hôtesse de l’air affirmant » tout va bien » quand l’avion va se viander.
À la fin de son argumentation, Edgar-Basile proposa à la mamie éblouie de faire avec lui un selfie, ce que la vieille dame accepta bien volontiers après qu’on lui eut expliqué en quoi cela consistait. La majorité de la salle applaudit, et ouf se dit Edgar-Basile, y’a de la réélection dans l’air, je n’ai point été coaché pour des prunes.
– Mes chers concitoyens, fit Edgar-Basile Patouillard, il est l’heure à présent de nous rendre sur la place pour assister au match Hexagone-Île de Beauté qui commence bientôt. Voulez-vous, chère Violaine de Grimpo-Rido, vous la marraine de cette journée exceptionnelle, vous joindre à nous ?
Et pof, le temps de l’écrire, tout le village était réuni sur la place, le maire juché sur l’estrade, l’écrivaine Violaine de Grimpo-Rido souriant à ses côtés. La foule était silencieuse, on n’entendait que le craquement des feuilles mortes sous les semelles et les voix chuchotant de Pépé la Téloche et de ses complices.
– Alors, c’est bien compris, fit Pépé, dès le début du match on fixe l’écran, et grâce à nos pouvoirs paranormaux, décuplés par l’énergie de Roger, sujet surdoué ici-présent, au bout d’un quart d’heure maximum, l’écran impose, ou explose, on verra bien.
Sur l’écran, défilaient pour l’instant des spots publicitaires où l’on voyait des athlètes torses nus et tatoués s’asperger les aisselles d’un parfum envoûtant pour faire tomber dans leur lit ikéa des nanas en soutifs Paco Rabanne. Neuf mois après naissaient des enfants en couches-culottes anti-fuite, qui grandissaient presto grâce aux surgelés pour vite conduire la voiture de l’élite emmenant à l’Hepad de luxe du coin leurs vieux parents sous l’œil gourmand des Pompes Funèbres Générales.
– J’vais pas y arriver, à faire péter l’écran, répondit Roger, j’ai le trac !
– Ne te sous-estime pas, mon Roger ! encouragea Zézette son épouse.
Kévin Gourgouillon, vendeur de télé au chômage, Valentin Clafoutis, soldat ressuscité de la guerre de 14-18 et Brandon Brandillon, conteur, intermittent du spectacle et acteur raté de films pornographiques fixaient déjà l’écran avec un air de potaches s’apprêtant à faire une bonne blague.
– Mes chers administrés ! mes amis ! s’exclama Edgar-Basile.
– Amis, mon cul ! rétorqua grossièrement Pépé.
– Chut ! fit un patouillardophile dans l’assistance, jeune cadre branché, mince et délicatement musclé.
– Avez-vous remarqué fit Pépé la Téloche à ses compagnons de complot, comme les pauvres de cette assistance sont gros, et comme les riches s’avèrent minces, eux… Du temps de Zola, les riches s’enveloppaient de fine graisse, et les pauvres, sous-alimentés, comptaient leurs côtes en rêvant de côtelettes. De nos jours, les riches surveillent leur ligne, s’alimentent correctement en y mettant le prix, et les pauvres sont obèses, ne bouffant que des cochonneries bon marché. Ah, si Zola voyait ça !
– Chut ! chut ! gronda le cœur des pattouillardolâtres cependant que le sieur Patouillard continuait de discourir, tenant par la main Violaine de Grimpo-Rido :
– Oui mes amis ! plus que quelques minutes avant que ne commence ce match historique ! Mais que l’Hexagone gagne ou que la France perde, ce qui me semble impossible, car impossible n’est pas français, sachez que demain, à la même heure, vous aurez la surprise d’assister sur cet écran à la diffusion du dernier concert inédit de Rocko Banana, notre rocker national qui du haut des Cieux, du haut de son Walhalla nous sourit en chantant » Rock Around my Harley » !
– Allez, les enfants, chuchota Pépé, le match commence, on fixe tous l’écran, et boum la téloche !
– Non !
Maurice Banduchet, bistrotier, Rocko-Bananophile fanatique, venait de pousser ce cri de l’âme.
– Allons, Maurice, fait pas la mauvaise tête, chuchota Pépé, mais sa voix donnait un ordre… Concentre-toi sur l’écran.
– Non, supplia Maurice, pas ça ! J’peux pas faire exploser un écran qui va diffuser demain le dernier concert de Rocko Banana ! C’est un sacrilège !
– Il a pas tort, mon Roger, approuva Zézette, Rocko, c’est Rocko !
– Traître ! renégat ! Faux-frère ! Déserteur ! Collaborateur ! Laval du pauvre ! En 14, on t’aurait fusillé ! gronda Pépé tandis que les » chuts ! chuts ! » se multipliaient dans la foule… C’est une n’honte ! Vous, les jeunes, dites-le, à cette tête pas même de lard, car le lard est français, lui, que c’est une honte de se dégonfler.
Qu’allaient répondre Kévin Gourgouillon, Valentin Clafoutis, et Brandon Brandillon ?
Nul, non, nul ne le saura jamais, car au moment où défilait le générique annonçant le match, l’écran s’éteignit soudain, devenant noir comme un tableau d’école. On entendit, couvrant le oh de surprise et de déception de la foule, un craquement sourd. L’écran se fendit, se mit à fumer, puis il se fendilla en particules de plus en plus fines pour tomber en jolie poudre de verre, puis en poussière, comme les manants, les rois, la bourse quand les boursicoteurs ont trop boursicoté, les belles, les moches, les empires et les soleils.
– Nous ne sommes pas les seuls ! Quelqu’un ? Quelques-uns ? Sont avec nous ! cria Pépé la Téloche.
Mais dans la confusion qui s’ensuivit et que nous décrirons à nos aimables lectrices et lecteurs dans un prochain épisode, nul n’entendit hurler Pépé.
Qui, comme Pépé la Téloche et ses complices, rêve d’épouvantables attentats et réalise lui, son rêve, ne se dégonflant pas, LUI ? LUI…ou peut-être… EUX ?