
Où l’auteur, un peu lassé de donner la parole à ses personnages, décide de raconter lui-même, cette fois-ci, la suite des incroyables aventures de Pépé la Téloche.
La fête battait son plein, en ce bel après-midi d’automne, au village de Pépé la Téloche. Le soleil rasant de cette mélancolique saison teintait d’or les feuilles mourantes s’obstinant sur la branche qui les porta en leur bel âge, comme dans les rédactions de sixième rédigées à l’encre violette et à la plume sergent-major avant les multiples réformes de l’enseignement et l’invention du stylo-bille.
Sur la Grand’Place, là où le Monument aux Morts fait face au bistrot chez Maurice, bistrot peint tout en jaune, se dressait un immense écran de télévision, de six mètres sur quatre, écran plat, dernier cri de la technologie. Plus le monde devenait barbare, et plus l’on pouvait voir en haute-définition sur écran-plasma les reportages sur les bombardements, catastrophes et massacres tous en couleurs comme si on y était. Pépé la Téloche habitait une bizarre planète. Mais c’est dans un but festif, convivial, sournoisement électoral, et afin de renforcer le lien social que le téléviseur se dressait sur la place.
Il avait été loué à grands frais par la mairie à une société nippone afin d’ébaubir les manants et de leur offrir des jeux, car les élections municipales approchaient et que le bon populo, c’est comme les minous, il faut le caresser dans le sens du poil, sinon il griffe celui qu’il a élu. Il était quatorze heures trente, et à quinze heures précises, la téloche-goliathe devait retransmettre un match de balle au pied opposant l’Hexagone à l’île de Beauté.
La foule se pressait donc devant l’écran, les pieds impatients faisaient, en trépignant, craquer les feuilles mortes. Devant le marchand de sandwichs, une longue file attendait sa merguez, son kébab, son pan-bagnat, mais pas son sandwich au saucisson, car, pour éviter toute discrimination et ne point heurter les susceptibilités, les autorités avaient fortement déconseillé la vente ostensible de viande de phacochère. Devant le bistrot chez Maurice, d’autres bipèdes faisaient la queue, car à l’intérieur du troquet, assise devant une pile de bouquins, l’écrivaine Violaine de Grimpo-Rido, marraine de la Fête, dédicaçait son dernier ouvrage.
Cette fort belle femme, à la radieuse maturité, imposait le respect : elle avait la distinction, l’élégance natale et la décontraction de ceux qui n’ont jamais été réveillés en sursaut par le chant de ce coq hargneux, le réveille-matin, dont l’aigre cocorico vous invite le prolétariat à aller presto au boulot. Dame Violaine, ex-compagne du roi de Boldoslovaquie, avait été la première dame du royaume.
Hélas, le roi de cet exotique pays avait trompé Violaine avec une actrice, alors Violaine vexée avait quitté le palais royal en claquant la porte après avoir cassé la vaisselle (pourtant classée mobilier historique), puis tout raconté des turpitudes de son ex dans un ouvrage dit d’auto-fiction, Mon cœur sur la commode, mais on comprenait bien que ce qu’elle racontait c’était rien que du vrai après tout, alors c’est pour ça que Violaine dédicaçait son ouvrage à stylo rabattu à des purotins fascinés, cependant qu’à côté d’elle, un obscur poète restait les bras croisés devant sa pile d’ouvrages invendables et invendus.
Et donc, au dehors, sur la place, c’était la fête sportive, tandis qu’à l’intérieur du bistrot chez Maurice, c’était la fête de l’esprit. Qui aurait pu imaginer qu’en cette instant se nouaient les ficelles d’un drame atroce ?
Dans le troquet, un peu à l’écart, des individus d’apparence anodine devisaient avec une discrétion de comploteurs.
– Alors, c’est bien compris, dit le plus âgé d’entre eux, ( Un vieillard parcheminé, si buriné qu’aucune crème vantée par télé-achat n’eût pu atténuer ses rides de centenaire ) à partir de quinze heures, dès le début du match, on fixe tous l’écran et on se concentre. Je compte particulièrement sur toi, Roger, tu es le plus doué…
Roger Banduchet, quinquagénaire replet et couperosé, rougit un peu, car il était timide.
– J’sais pas si j’vais y arriver, Pépé la Téloche…
– Si ! tu y arriveras, Roger ! quand on veut, on peut ! oui, nous pouvons ! … répliqua Zézette, l’épouse de Roger, du même âge que lui, replète et itou couperosée, qui ajouta tendrement :
– Ne manque pas de confiance en toi, mon lapin.
– Zézette te l’affirme, Roger, fit Pépé la Téloche : oui, nous pouvons, Yes we can ! cette martiale devise, qui est celle des constipés chroniques et des grands chefs d’État devrait être gravée dans le marbre ! et vous, les jeunes, vous êtes prêts ?
Le terme » jeunes » désignait Kévin Gourgouillon, vendeur au chômage de téléviseurs, Valentin Clafoutis, soldat ressuscité de la guerre de 14-18 et Brandon Brandillon, conteur, acteur de films pornographiques et intermittent du spectacle que nos lecteurs connaissent déjà.
– Nous sommes prêts, Pépé ! s’exclamèrent d’une seule voix Kévin, Valentin et Brandon, comme des haschichins répondant au Vieux de la Montagne. ( Cherche, Ô lecteur, sur Wikipédia si tu ne comprends pas cette allusion historique ). Pépé la Téloche sortit sa montre issue de son gousset :
– Trois heures moins quart, l’instant approche !
Le bruit dans le bistrot devenait vacarme. La queue s’allongeait (de lecteurs) devant Violaine Grimpo-Rido cependant que le poète restait solitaire devant sa pile d’ouvrages invendus.
– Oh là, tavernier Maurice, larbin dealer de vinasse, veuillez venir à notre table pour que nous réglions nos consommations !
Pépé la Téloche avait parlé étonnamment fort, malgré son âge, pour couvrir le bruit. S’il avait daigné venir chez Maurice, c’était uniquement parce que l’endroit était propice pour mettre au point tout les détails du complot qu’il ourdissait. Pépé ne pouvait pas le blairer, ce pauvre Maurice qui vint en trottinant à cause de son obésité à la table des comploteurs.
– Garde la monnaie, tavernier ! clama Pépé en tendant un billet de dix euros, affichant ainsi une grandiose mesquinerie puisque le prix des consommations s’élevait à neuf euros quatre-vingt dix-sept centimes.
Maurice empocha l’argent, soupira et leva les yeux vers le plafond. Le plafond s’ornait de quelques mystérieuses rayures, et Pépé prétendait perfidement que c’était les cornes de cocu de Maurice qui le rayait. Pépé se leva, imités par ses compagnons de table.
– Les enfants, prêtez-moi vingt euros ! nous allons faire l’emplette de l’un de ces ouvrages, mais lequel ?
Quand la somme fut réunie par les compagnons susdits, quand tous eurent fait leurs fonds de poche, Pépé la Téloche regarda alternativement la belle Violaine, puis le pauvre poète maudit. Dame Grimpo-Rido adressait à Pépé des clins d’yeux ravageurs. L’œil de cocker du poète semblait supplier et dire » Adoptez mon ouvrage. » C’était un très ancien poète vraiment, chenu, à longue barbe de neige et longs cheveux, un cocktail de Vic Torugo, du père Noël ou de Merlin l’enchanteur. Pépé s’empara de l’ouvrage de l’antique nourrisson des muses. Le livre s’intitulait Mon âme est un violon qui ne joue que pour vous par Alphonse des Moussettes.
– J’aime beaucoup ce que vous écrivez, mon cher Alphonse, clama Pépé à son de trompe. Le passage de votre œuvre où vous décrivez cette partouze à Saint-Tropez avec la ministre pour le rétablissement du lien social et le sous-ministre de la transversalité est tout simplement grandiose !
Le poète, provisoirement ému aux larmes et sourd depuis belle lurette, n’eut que le temps de dédicacer de sa plume d’oie son ouvrage à Pépé avant d’être submergé par une foule d’admiratrices et d’admirateurs.
– Le cul, il n’y a que ça qui fait vendre, conclut Pépé quand le poète eut fini de dédicacer sa pile de bouquins.
Violaine Grimpo-Rido dévisageait Pépé avec un noir regard assassin, le regard qu’elle devait avoir lorsqu’elle fracassa la vaisselle historique pourtant du palais du royaume de Moldoslovaquie, et Dieu sait ce qui se serait passé quand la porte s’ouvrit sur le maire et à ses adjoints.
Pépé la Téloche et ses compagnons font de funestes projets dans le but de nuire à l’harmonie de la société et d’emmerder les pauvres mortels que nous sommes. Quels sont ses projets ? les réaliseront-ils ? Ce serait immoral, mais ce monde est-il vraiment régi par la morale ? Nous le saurons sans doute dans un prochain épisode.