
À peine Valentin Clafoutis avait-il confié à Pépé la Téloche sa ferme résolution de regagner les Cieux Majuscules, ceux où réside le bon Dieu, que l’on toqua à la porte. C’était un toc-toc timide, pas celui, impérieux, des forces de police ou des huissiers, ni celui, trop poli, des démarcheurs à domicile, vendeurs d’aspirateurs, d’encyclopédies ou d’espérance biblique. Non, c’était un vrai toc-toc de pauvre, de ceux que nos dirigeants nomment » socialement défavorisés » avec ces guillemets dans la voix qui ressemblent à des gants chirurgicaux ou des pinces à sucre.
– Entrez ! dit Pépé.
Celui qui apparut semblait le frère d’armes de Valentin Clafoutis. Même âge, même uniforme, sauf qu’il était blond et longiligne et avait le nez démesurément long.
– Salut, mon gars, fit Valentin, toi aussi tu es mort à la guerre et tu as déserté les Cieux ? Ton ange gardien te court après ? Comment tu t’appelles ? T’es de quelle compagnie ?
– Non, je ne suis pas mort à la guerre, répondit le blond longiligne au nez démesurément long. Je m’appelle Brandon Brandillon, je suis intermittent du spectacle. Je viens de tourner dans un spot de publicité, on y voit des soldats de tous les temps, y’a des romains, des chevaliers du Moyen-Âge, de l’Empire, de 14-18, de 39-45… On se passe tous du déodorant sous les aisselles avant de partir au combat à travers les siècles. Le slogan ça dit : » Toujours vainqueur… et sans odeur ! » Ça va bientôt passer à la télé, juste avant les clips de rap.
– J’y comprends rien, gars ! fit Valentin.
– C’est que du haut de ton nuage tu n’as pas vu l’évolution de la planète, répondit Pépé la Téloche, tu as loupé des épisodes. Je t’expliquerai.
La truie Angela se mit à renifler Brandon Brandillon d’un groin soupçonneux avant d’émettre un gruik approbateur.
– Il est joli, votre uniforme, jeune homme ! On dirait un vrai de l’époque ! s’extasiait Zézette qui semblait apprécier les bonnes manières et la bonne éducation de l’arrivant.
– Dommage qu’ il y ait l’étiquette » made in China » sur la manche, déplora Roger.
– On y peut rien, c’est la mondialisation… mais j’ai faim… soupira Brandon.
– T’as une bonne tronche, fit Pépé, Angela t’a adopté. Viens manger un peu de soupe, de fromage et de pâté. T’es pas végan, au moins ?
Brandon n’était pas végan, ou du moins, s’il l’était, sa faim passait avant son véganisme. Entre deux cuillerées puis deux bouchées, il nous expliqua sa dure vie d’artiste obligé de se prostituer afin de subsister, lui qui rêvait de jouer Cyrano, rôle auquel le prédestinait son long nez. Hélas, il n’avait pu jusqu’à présent ne décrocher que des rôles minables, lui qui voulait décrocher les étoiles.
Un producteur de film X, se fiant à la longueur de l’appendice nasal de Brandon et au proverbe latin naso cognoscitur verga (traduction vulgaire : grand pif, grand paf) l’avait pressenti pour tourner dans Orgasme à la Margarine (allégée), film au caractère résolument pornographique. Hélas, la longueur du membre de Brandon ne dépassait pas, et de loin, les 14,5 cm du pénis hexagonal moyen en action. Un autre intermittent obtint le rôle. Brandon Brandillon était un artiste maudit. Maudit mais rebelle : sitôt le tournage achevé, il avait décidé de déserter le plateau, emportant son uniforme et la caisse, s’estimant trop mal payé.
– Si c’est pas honteux, gémit Zézette ! Être obligé de voler pour manger ! Elle est dure, la vie d’artiste !
– T’as bien fait, petit ! approuva Pépé.
– Rocko Banana aurait fait pareil que toi ! T’es rock and roll, un vrai rebelle… confirma Roger.
– Gruik ! fit la truie Angela.
– Tu m’expliqueras, Joseph, fit Valentin Clafoutis à l’adresse de Pépé. Comme tu dis, j’ai loupé des épisodes.
Nous bûmes alors quelques verres de liqueur de crapaud. Au troisième verre, un larme perlait aux paupières de Brandon.
– Vous êtes vraiment sympa, fit-il. Pour vous remercier, je vais vous raconter une jolie histoire, car je suis conteur aussi.
Alors, devant un public ému, l’intermittent du spectacle raconta…
La Belle Histoire du Colimaçon à la Coquille Cabossée
Il était une fois un escargot très coquet.
Pas l’un de ces fiers escargots bourguignons, rois des mollusques terrestres, dont l’arrogance diminue fortement lorsque le gastronome plonge, amère rançon de la gloire, ces orgueilleux gastéropodes dans l’eau bouillante avant de les cuisiner ail-beurre-persil.
Ce n’était pas non plus l’un de ces » petits gris » qui sont à l’espèce bourguignonne ce que les œufs de lumps sont au caviar : un aliment que goûtent au réveillon avec parcimonie les pauvres pour se donner un instant l’illusion d’être riches.
Non : cet escargot, un certain Hélix, était un vulgaire membre de l’espèce dite « Cepaea Nemoralis ». Hélix était plat de coquille, rayée de jaune et noir, costume de bagnard. Sa taille était moyenne, hélas ! Une petite taille eût été plus seyante car si small is beautiful, être de taille moyenne vous laisse inaperçu. Cependant, ou à cause de tout cela, Hélix se montrait fort coquet. Sa coquetterie se doublait de téléphagie : Hélix passait sa vie à regarder Télé Escargot. Il zappissait, il zapissait (trouvant le verbe zappir plus joli que le verbe zapper) d’une chaîne à l’autre avec ses petites cornes télescopiques. Sa chaîne préférée : « Télé-Achat ». À Télé-Achat, Hélix voyait de ses quatre yeux éblouis un escargot de Bourgogne vanter les mérites d’un tas de produits pour devenir très très beau. Le doublage était détestable, on voyait bien que l’escargot vendeur-bonimenteur de la téloche n’était pas du coin, le texte qu’il débitait ne correspondait pas au mouvement des lèvres, mais enfin Hélix comprenait tout.
Et l’escargot vendeur bonimenteur disait :
« Fortifiez vos abdominaux grâce à notre ceinture ventrale qui, par de judicieuses impulsions électriques fera travailler vos muscles. Batterie fournie. »
Et l’escargot vendeur bonimenteur disait comme ça :
« Toujours ouvrir puis déplier ses cornes, ça vous les ride prématurément. Et quand on prend de l’âge, toujours déplier et replier, ça grince… Retrouvez les cornes de votre jeunesse grâce à l’onguent anti-ride Corniflex, spéciale cornes matures, offre spéciale : deux pots pour le prix de trois. »
Et l’escargot vendeur bonimenteur mal doublé disait aussi :
« Ne bavez comme tout le monde, une bave grise et ordinaire… Éblouissez vos amis… Bavez en couleurs grâce à la lotion » Bavicolore, » qui vous fera baver aux couleurs de l’arc-en-ciel ! »
« Facilité de paiement ! » concluait l’escargot dans la téloche.
Hélix, qu’eussiez-vous fait à sa place ? … commanda tous ces produits qui lui furent livrés, un matin de printemps, par un mainate. Le mainate, oiseau beau parleur de la famille des merles, s’exprime mieux qu’un perroquet et son costume est moins tapageur.
– Voilà ! dit le mainate, sortant de dessous son aile la ceinture à se muscler les abdos, l’onguent anti-ride Corniflex et la lotion Bavicolore.
– Et pour le paiement, c’est combien ? s’enquit Hélix.
– Juste un petit renseignement en échange : où trouve-t-on, dans cette région, des escargots de Bourgogne ?
Car le mainate, le renseignement obtenu, allait le confier aux restaurateurs ramasseurs d’escargots pour qui il travaillait, son salaire c’était force graines et cerises de premier choix. Hélix livra le renseignement, un tantinet honteux, mais il éprouvait une joie un peu perverse à livrer aux restaurateurs ébouillanteurs ces escargots de Bourgogne qu’au fond de lui il jalousait. Les mesquins mollusques sont sans moralité, tout le monde n’a pas la chance de naître Homo Sapiens. Et donc le mainate s’envola pour une nouvelle mission, et Hélix mit la ceinture abdominale, s’enduisit d’onguent anti-rides Corniflex et de lotion Bavicolore à l’aide de ses cornes supérieures. Le résultat ne se fit pas attendre.
Ah, comme il était beau, à présent, Hélix, avec son ventre sous lequel les abdominaux roulaient comme les vagues de la mer, ses cornes lisses comme un trombone à coulisse, et qui coulissaient, coulissaient en douceur, et cette bave couleur d’arc-en-ciel qu’il laissait derrière lui comme la caravelle son sillage ! Mais le bonheur d’Hélix ne dura qu’un temps, comme l’arc-en-ciel dont il faisait la réclame. Un matin qu’il se pavanait dans le potager, un orage de grêle le surprit. Sa coquille, lorsque prit fin l’orage, était plus cabossée et trouée que l’armure d’un chevalier revenant de la guerre de cent ans. Hélix était poète, alors il composa cette complainte :
C’est le blues de l’escargot
Qui s’est pris des grêlons gros,
Des grêlons sur le colback,
Ouais ! des grêlons
commacs !
‘ » Je me sens tout patraque,
Elle est niquée ma coquille…
Coquille couleur jonquille.
Allons mater Télé-Achat
Pour réparer les dégâts !
Et justement, à Télé-Achat, l’escargot vendeur bonimenteur expliquait que pour réparer les coquilles cabossées, pas de soucis, il suffisait de s’adresser au Corbeau, perché sur le Grand Chêne, à dix mètres du domicile d’Hélix. Prix du décabossage : un morceau de fromage. Dix mètres pour un escargot, ça fait une sacré trotte, comme on dit… Mais, Ô Providence, un morceau de fromage traînait dans le coin, oublié par un pique-niqueur mal élevé.
Alors le colimaçon, cabossé,
Se rend chez le carrossier,
Traînant, derrière lui,
Sur un tapis de pissenlit,
Un morceau de frometon,
Prix de la réparation.
Il rêve d’une réparation nickel…
Là-haut vole l’hirondelle.
( L’abondance voulue des virgules traduit la marche lente et harassante du colimaçon )
Chemin faisant, Hélix croisa les ramasseurs-restaurateurs-ébouillanteurs qui cueillaient sur le talus, guidés par le mainate, de pleins seaux d’escargots de Bourgogne. Hélix, qui éprouvait enfin quelques remords se promit d’entrer au monastère pour mollusques afin d’expier sa faute mais pour cela il fallait montrer coquille nette.
Et le voici devant le Grand Chêne, enfin.
Il est là, sur la plus haute branche,
Dans son costume des dimanches…
C’est un noir corbac,
C’est un sombre corbeau
Qui se prend pour un crack
Mais n’est qu’un escroc !
– Réparation minute ! à délicat coup de bec, je décabosse impec, je bouche les trous à la résine de pin, satisfait ou remboursé, mais d’abord il faut payer ! dit cet animal plein de verbiage… Aboulez le fromage !
– Payez-vous monsieur du Corbeau, c’est du premier choix, c’est du calendos !
Fièrement, Hélix montrait au corbeau le morceau de fromage qu’il traînait derrière lui, sur un tapis de pissenlit.
– Le prix de la réparation, c’est pas un, mais trois morcifs de frometons ! Et la maison ne fait pas crédit. Les escargots rampent tandis que les prix grimpent, c’est une loi économique incontestable.
– Tu es croassant, tes prix croissent aussi… Fi donc, faquin, rustaud, maraud, maroufle, ruffian ! répondit Hélix qui avait sa fierté et du vocabulaire.
Et il rebroussa chemin sans se retourner, abandonnant, dans l’herbe maigre, le morceau de fromage quarante-pour-cent-matière-grasse.
Il rampe parmi les campanules…
Voici le crépuscule…
Volent les libellules..
Mais le colimaçon ignore
Le couchant teinté d’or…
Il éprouve tant de remords…
D’avoir livré sans vergogne
Ses cousins de Bourgogne
Aux cueilleurs…
Aux ébouillanteurs…
Il rampe sur la route de mille douleurs…
L’autoroute du malheur !
(L’apparente pléthore des points de suspension traduit la déprime du colimaçon)
– Salut, beau gosse, tu me plais, malgré toutes tes bosses !
Hélix se retourna : devant lui, sur le talus, un escargot sans coquille, un colimaçon tout nu d’un rouge écarlate le regardait de ses quatre yeux télescopiques. Et Hélix qui était pudique rougit comme l’escargot tout nu. Au dessus du talus, une pancarte écrite sur un tronc d’arbre en langue mollusque et à la bave indiquait : « Camp de naturistes. »
– Enchanté, fit Hélix, je m’appelle Hélix, et vous comment vous appelez-vous ?
En vérité, Hélix trouvait très doux les quatre yeux de l’escargot tout nu.
– Je m’appelle Lily Masse, de la famille des limaces.
Hélix qui passait son temps devant télé-achat-escargot ignorait tout de l’existence des limaces, la téloche est une invention merveilleuse, mais on n’ y apprend pas tout.
– Les humains qui se croient savants prétendent que les limaces sont une espèce à part, continua Lily. En vérité, les limaces sont des escargots adeptes du nudisme qui ont jeté leur coquille aux orties. Et personne ne mange de limaces, on vit peinard du matin au soir. Tu viens chez moi, chéri ? J’habite à deux pas d’ici. Mais décontracte-toi ! Pose ta coquille…
Elle avait quatre yeux si doux, Lily. Hélix posa sa coquille et se mit tout nu (On ne sait pas trop comment, mais c’est un détail.) pour la suivre dans les orties.
Bon, l’histoire s’arrête là. On ne sait rien de plus, sauf qu’Hélix ne regarda plus jamais télé-achat. L’histoire et la bouteille de liqueur de crapaud s’achevaient. Seul le bruit incongru de l’assistance émue se mouchant troublait le silence.
– Petit gars ! s’exclama soudain Pépé, tu vas devenir notre allié… Tes compétences de conteur vont nous aider à perpétrer nos attentats anti-téloche !
Quelle idée subversive vient de germer dans la tête fertile de Pépé ? Les lectrices et les lecteurs se le demandent, et aussi l’auteur, avouons-le.
La suite au prochain épizode.