
» J’ai rejoint notre cher Londres criminel. Vous me manquiez, ami Watson. Votre visite me ferait le plus grand plaisir « Sherlock Holmes.
Au retour de mon séjour à la mer, après avoir avec un brin de mélancolie pris congé de la délicieuse et jeunette miss Marple, je trouvai ce mot dans la boite à lettres. C’est d’un pas fringant que je me dirigeai vers le 221 b Baker-Street en ce beau matin de printemps.
Le lâche brouillard avait été vaincu par un soleil timide pourtant. Les moineaux pépiaient leur romance, les bourgeons affichaient des prétentions de feuilles. Les ladies avaient troqué leur parapluie contre des ombrelles. Jack the ripper en vacances devait, avec son coutelas, cueillir violettes et pissenlits. Je chantais à pleine voix et par les rues une chanson de carabin. Seuls de mâles couplets et un viril refrain pouvaient exprimer ma joie.
Toujours chantant, c’est quatre à quatre que je montai les marches du 221 b, sous l’œil blasé de madame Hudson qui en avait vu bien d’autres dans l’immeuble. Elle ne s’offusqua pas quand je la saluai à peine. Je toquai à la porte de Holmes. Rajeuni de dix ans, le teint halé, les joues presque pleines, il me gratifia d’un vigoureux shake-hand.
– Votre séjour dans le Sussex, Holmes, vous a fait le plus grand bien !
– L’air salubre, la compagnie des abeilles… entre autre… une cure de gelée royale… mais dites-moi, ami Watson… votre séance chez le dentiste hier n’a pas été trop douloureuse, j’espère ?
– Non, Holmes, juste un détartrage… Ah, ça ! comment avez vous pu deviner que…
– Mais c’est tout simple, voyons : il est à peine huit heures du matin. Et vous tenez en main le dernier numéro de l’hebdomadaire There is London daté d’hier. Ah, ce There is London ! journal à sensation, feuille de choux moisi dégoulinant de crimes, de sexe et de sang, et narrant aussi la vie des grands de ce monde, les amours de la jet-set ! Les gentlemen lisent en cachette cette littérature populaire, qu’ils feignent de mépriser mais empruntent à leur bonne…, ou bien ils ne la lisent que chez le dentiste, pour oublier combien ils vont souffrir ! La relation des crimes atroces, des amours malheureuses de la gentry les consolent de devoir affronter bientôt le dentiste-bourreau. Or, vous n’avez pas de bonne pour vous servir, vous me l’avez confié : madame Watson est bien trop jalouse pour accepter sous le toit conjugal une autre présence féminine que la sienne et celle de sa mère. C’est donc bien chez le dentiste, qu’hier, vous avez lu les dernières nouvelles à sensations. Et ces nouvelles, concernant Jérémy Moriarty et Irène Adler sont si sensationnelles que vous vous êtes abaissé a acquérir au kiosque du coin un exemplaire de cette épouvantable littérature.
– Holmes, bien sûr, vous savez tout ! Vous avez lu avant moi le There is London. Vous l’avez emprunté à Madame Hudson !
– Non, Watson, j’y suis sans honte abonné! Cette littérature de caniveau possède un charme douteux, frelaté mais certain… sinon, pourquoi tant de lecteurs… mais venez prendre le café et déguster quelques viennoiseries.
Quelques instants plus tard, nous étions attablés. On eût dit que le soleil avait comme repeint à neuf le salon. Seule la chatte de pierre sur la cheminée rappelait la nuit du Grand Manimatou.
– Watson, asseyez-vous, faite moi la lecture… lisez-moi l’article ! Bien sûr, j’en sais le texte par cœur, mais quel plaisir de l’entendre dire à haute-voix par un fidèle ami !
J’ouvris l’exemplaire du There is London, tandis qu’Holmes dévorait ses croissants avec un appétit que je ne lui connaissais pas :
Deux destins se brisent, ungrand amour se meurt ! Par notre chroniqueuse Kristine Angoth
Le professeur Moriarty, capitaine d’industrie, célébrité respectée du monde de la finance, est contraint de renoncer, foudroyé par la maladie, à une prestigieuse carrière politique. Frappé de dépression et de troubles graves de l’esprit, il a été placé dans une clinique spécialisée. Les soins attentifs qui lui sont prodigués par les meilleurs médecins nous le rendront-ils ?
– Watson, sachez que Moriarty est devenu complètement dingo. Je le sais de source sûre par mon frère Mycroft, éminence grise et secrète du gouvernement, et conseiller de notre bon roi Édouard VIII. Notre ami Jérémy se prend à présent pour Napoléon : il déambule dans la clinique la main sur l’estomac et en tirant l’oreille des infirmiers qu’il appelle ses grognards. Où alors il se croit homme-singe et se suspend au lustre en poussant un grand cri rappelant un peu la tyrolienne. Ou bien il se figure être un vampire, mordant au cou les infirmières, et refusant d’absorber toute cuisine à l’ail… Il est retombé en enfance et finira ses jours dans ce lunatic asilum doré. Notez qu’il n’a jamais été aussi heureux… peut-être est-il enfin heureux !
– Enfin, Holmes, c’est incroyable ! comment expliquez vous cela ?
– Le Grand Manimatou, qui seul connaît l’essence du Bien et du Mal a jugé qu’il fallait punir Moriarty. Le pouvoir est monté à la tête du cher professeur, pour la faire… exploser !… La pétroleuse française Louise Michel, femme énergique, aux opinions certes radicales, mais que je ne peux m’empêcher d’admirer l’a dit : » Le pouvoir est maudit, c’est pour cela que je suis anarchiste. » Oui… la communarde Louise Michel fut une femme admirable, presque autant qu’Irène Adler…
– Irène… Vous savez évidemment par cœur ce que dit There is London d’Irène Adler !
– Je le sais par cœur, mais veuillez me le lire à haute voix, cher ami…
Et je poursuivis :
Irène Adler, la grande cantatrice, la danseuse, la femme libre, qu’admire le peuple et la gentry a décidé de mettre fin à sa prestigieuse carrière pour faire retraite au couvent : « Je renonce à cette vie superficielle… faite d’artifices et de paillettes… Je désire à présent approfondir les valeurs spirituelles, qui sont les seules vraies ! Non, pas de photos, je vous prie, je ne suis pas coiffée et j’ai une tête épouvantable ce matin ! » nous a-t-elle déclaré.
– Irène Adler accomplit ainsi la volonté du Grand Manimatou Qui seul sait dénouer le Bien du Mal. Irène, se coiffant un soir de sa couronne, se retrouvant seule dans sa chambre après les applaudissements frénétiques de ses admirateurs, face à son miroir, a certainement réalisé que le Manimatou désirait qu’elle fît un retour sur elle même. Car la vraie royauté, Watson, n’est ce pas régner sur soi-même ? Le Grand Manimatou l’a fait comprendre à notre amie !
– Mais enfin, Holmes… Irène Adler, cette femme… La FEMME pour qui se sont ruinés tant de banquiers, déshonorés tant de lords, suicidés tant de poètes… cette grande amoureuse… en retraite au couvent… c’est incroyable !
Holmes qui avait achevé d’engloutir croissants et café alluma posément sa pipe.
– Les esprits superficiels trouveront bien une explication… Les bigotes, bigots et les gens lubriques – qui souvent sont les mêmes- croient que les grandes amoureuses se réfugient au couvent pour expier une vie de pécheresses, par crainte de l’Enfer. Ces créatures ayant succombé au péché de chair auraient soi-disant peur de paraître devant le Créateur ! Opinion de culs-bénis, Watson ! Comprenez que les grandes amoureuses, dans leur bel âge, recherchent une relation mystique dans l’étreinte charnelle. Le corps n’est pour elles qu’un instrument, quand l’instrument vieillit, quoi d’étonnant qu’elles s’orientent vers la vie spirituelle ? Mais veuillez poursuivre, Watson, la lecture de ce délicieux article. La conclusion en est gratinée, et écrite dans un style qui me rappelle, sans vouloir vous offenser, un peu le vôtre!
Holmes écouta, yeux fermés,mains jointes doigts écartés, comme pour savourer d’avantage.
Le début d’idylle, ce bel oiseau d’amour, ce phénix des félicités, entre le roi de la finance et la reine de la danse et de l’opéra se meurt ainsi dans l’œuf. O qui sait pourquoi se brisent ces fabuleux destins de l’élite que le populaire envie ! Jérémy à l’asile, Irène au couvent ! (Je me permets de les appeler par leur prénoms, ayant participé avec eux à quelques garden-parties où nous pouffâmes d’un rire complice !) O Jérémy, O Irène, que les grands destins sont cruels parfois !
– C’est certain, Watson, Moriarty finira ses jours au lunatic asilum avant d’aller au purgatoire… mais notre chère Irène, cloîtrée au couvent pour le restant de ses jours terrestres… j’ai quelque mal à y croire.. quelque chose me dit qu’elle n’a pas tout à fait renoncé aux petites joies d’ici-bas, préludes à celles, ineffables, de l’Outre Monde !
Disant cela, Holmes tirait rêveusement sur sa pipe, levant les yeux comme s’il voyait à travers le plafond le ciel où volerait un ange. Il se tut un instant avant de prononcer :
– Je vous autorise, mon ami, à rédiger pour vos lecteurs le compte-rendu de cette aventure. Le récit plaira beaucoup, soyez en certain. Il s’en dégage une morale, la voici :
» Les requins ne font jamais la sieste, mais on peut les endormir… et pour longtemps peut-être. » Nous avons, grâce au Grand Manimatou dont nous ne sommes que les deux humbles serviteurs, Watson, endormi le requin Moriarty et la sirène Irène ! Je vous demande de bien vouloir terminer votre récit par cette phrase édifiante, juste avant le mot… le mot.
FIN
– Vous reprendrez bien un peu de café, Watson ?
Fut-ce à cause du sourire satisfait de Holmes ? de son air de professeur de lettres demandant au potache premier de sa classe d’écrire une rédaction en évitant le hors-sujet ? …
– Enfin, Watson, vous voilà bien pensif… vous observant,
je crois me voir moi-même réfléchissant sur un problème ardu !
Je me levai soudain de table, et je crois bien que mon teint fleuri devint alors rouge brique.
– Holmes… Vous me menez en bateau… depuis le début… vous ne mentez pas tout à fait, non… vous exagérez, vous embellissez les faits pour que je livre à vos lecteurs une légende… mais vous venez de vous trahir en disant que les
requins ne font jamais la sieste… Je vais vous dire, moi, tout haut la vérité ! Ce qu’il s’est réellement passé !
-Notre conversation risque d’être longue… regagnons nos confortables fauteuils…
Puis, lorsque nous fûmes installés :
– Vous me vexez, Watson, vraiment, vous me vexez en prétendant que je vous ai mené en bateau !
Holmes est un excellent acteur je le connais si bien ! Je savais qu’en vérité il s’amusait. C’est d’une voix faussement fâchée qu’il poursuivit :
– Ainsi, mon voyage aux Iles Lari-Kamari, ma rencontre avec les indiens Delatalos, ma découverte de leur culte, les trois signes que m’a envoyés le même jour le Grand Manimatou : le nuage bleu en forme de chat passant devant la pleine lune, la découverte chez l’antiquaire Mark Honey de la chatte de pierre trônant sur ma cheminée, l’apparition sur mon seuil de la chatte de chair Blue Moon, tout cela ne serait que du pipeau ?
– Non, Holmes, je ne doute pas de cela ! Mais le Grand Manimatou, vous l’avez beaucoup aidé… ou plutôt, le Grand Manimatou, c’est vous !
– Je ne fus que son humble serviteur, mon ami…
– Un serviteur bien zélé qui a interprété à sa façon les ordres de son maître. Et vous vous êtes trahi à l’instant, en affirmant une nouvelle fois que les requins ne font jamais la sieste. Je dis une nouvelle fois, car la veille de la nuit du Grand Manimatou, nous sommes allés dans ce restaurant asiatique, ce bouge sordide où vous avez fait l’emplette de deux flacons contenant chacun un onguent, et je vous entends encore m’affirmer : les requins ne font jamais la sieste, mais grâce au contenu de ces flacons, on peut les endormir… et pour longtemps peut-être…
– Félicitations pour votre excellente mémoire, docteur… mais que concluez vous de cela ?
– Que l’un de ces flacons contenait un onguent dont vous avez enduit l’intérieur de la couronne de Moriarty. Cet onguent redoutable, c’est le mâh-khrong, le poison qui rend fou ! Par simple contact avec la peau.
– Quel épouvantable poison ! Mais j’ignore tout de ce redoutable produit, pourriez-vous m’en dire plus?
– Si, vous savez tout du mâh-khrong, fléau de l’Extrême-Orient, et dont les fils du Ciel usent et abusent pour se débarrasser de leurs ennemis ! Pour s’en procurer en Angleterre, tintin pour le commun des mortels, mais vous connaissez bien le Londres interlope !
Je frissonnai d’épouvante. J’avais soigné, au cours de ma carrière de médecin militaire, maintes victimes du mâh-khrong, en vain hélas… Je poursuivis :
– C’est pour cela que vous m’avez recommandé de ne pas toucher aux couronnes. J’aurais pu, en manipulant sans précautions la couronne de Moriarty, m’inoculer le poison. Ses effets sont lents, mais irréversibles !
– Donc, l’un des deux flacons contenait du mâh-khrong… mais l’autre flacon ? N’oubliez pas que nous avons aussi… que vous avez couronné Irène Adler…
– L’intérieur de la couronne d’Irène, vous l’avez enduit de powpow-pydhou ! Le powpow-pydhou est un philtre d’amour fabriqué par les papous ! Le professeur Challenger a rédigé un savant mémoire à son sujet ! Vous l’avez certainement lu !
– Ainsi, Watson, vous m’accusez d’avoir enduit l’intérieur de la couronne d’Irène d’un vulgaire aphrodisiaque concocté aux antipodes par des primitifs ?
– Non, le powpow-pydhou, vous le savez très bien, est un philtre d’amour universel ! Celui, celle qui l’absorbe, peu importe le moyen, peut aussi bien projeter alors son ardent amour sur les animaux, sur son prochain que sur le Créateur et sa création…
– Quelle imagination, Watson, quelle imagination ! Votre scepticisme, quant au pouvoir du Grand Manimatou me peine beaucoup (Sa bouche grimaçait, mais son œil riait.) Vous allez tantôt prétendre que c’est moi qui ai introduit les fèves, les figurines de minimatous dans les parts de galettes de nos invités !
– Je ne le prétends pas, je l’affirme !
– Je vous écoute, cher docteur, pardon, cher collègue détective !
– Vous êtes fin psychologue.
Dès le début de cette soirée éprouvante, accueillant nos invités, vous avez refusé de serrer la main gantée de Moriarty, prétextant que son gant pouvait être empoisonné. Ensuite, vous l’avez accusé d’avoir empoisonné la bouteille de xeres. Quoi de plus logique, de la part de Moriarty… nous connaissons sa susceptibilité maladive : il vous a ensuite accusé d’avoir, vous, empoisonné cette excellente tarte à la frangipane… Alors vous avez joué à l’offensé prêtant serment d’innocence devant la cheminée, nous demandant de vous y rejoindre. Nous avions tous le dos tourné à la table où était posée la galette, et c’est à ce moment que les fèves ont été introduites !
– Par qui, Grand Lord, par la petite souris ? ! Vous m’amusez beaucoup, Watson !
– Non, par la chatte Blue Moon, votre collaboratrice ! Vous aviez confectionné, et caché dans la cuisine, deux autres parts de tarte à l’identique de celles de nos invités, chacune garnie d’une fève. Durant votre long serment, la chatte a eu le temps de procéder à la substitution. Le long miaulement que vous avez poussé, suivi des douze coups de Big Ben, auquels répondit en écho le coucou de madame Hudson furent le triple signal. Blue Moon, qui porta dans votre coffre à souvenir les actions de Moriarty a très bien pu transporter des parts de tarte dans sa gueule !
– Dans sa bouche, Watson, les félins ont une bouche ! Mais sachez que les galettes de madame Hudson sont inimitables et trop épaisses pour qu’une chatte puisse en transporter une part. Vous voilà bien embarrassé, cher ami… Le Grand Manimatou n’a pas jugé utile de doter les chats de mains. Vous n’allez tout de même pas prétendre, à présent, que Blue Moon a introduit les fèves avec sa papatte ?Holmes avait allumé sa pipe. J’allumai un gros cigare.
– Vraiment Watson, vous voyant réfléchir, il me semble me contempler moi-même !
Quand le cigare ne fut plus que mégot, je m’écriai :
– Les chats n’ont pas de mains, mais les singes, si !
Je me précipitai dans la cuisine, qui, sous le soleil printanier, avait perdu tous ses sortilèges, puis revint au salon.
– Holmes ! les animaux au dessus du buffet ont disparu !
– Ah, vous parlez de cet iguane, de ce crapaud, de ce hibou et de ce singe empaillés ! Je m’en suis débarrassé, ils faisaient trop peur à madame Hudson qui est insensible à l’esthétique du kitch !
– L’iguane, le crapaud et le hibou étaient empaillés, certes, mais le petit singe était… est bien vivant lui. Deux fois j’ai cru le voir bouger dans mon délire, alors qu’il bougeait vraiment. Ce singe, c’est Joli Cœur, animal savant, compagnon des saltimbanques, le violoneux Vitalis et le gamin Rémi !
– Mais Joli Cœur n’a-t-il pas quitté la vie terrestre pour rejoindre les savanes du Grand Manimatou ?
– Non, j’ ai vu hier les saltimbanques sur la place près de chez moi ! Joli Cœur en pleine santé sautait, pirouettait, quêtait avec sa petite sébile.
– Bah, Vitalis et le petit Rémi auront dégotté un autre singe ! Au fait, savez vous, Watson, qu’ils ont été engagé par un metteur en scène américain pour tourner dans un film qui fera certainement pleurer dans les chaumières ? Invention fascinante, inspirée à l’homme par le Grand Manimatou, que le cinématographe ! Je vous prédis que d’ici quelques années il sera parlant, et pourquoi pas, en couleurs !
– Non, Holmes, jamais le cinématographe, cette vulgaire attraction foraine, ne sera en couleur, jamais il ne parlera ! Mais ne détournez pas la conversation ! Ce singe, c’était Joli Cœur ! Il porte sur la gorge une tache blanche, minuscule mais reconnaissable entre toutes !
– La tache blanche… la
marque de l’ange… fait bien singulier.
– Vous avez recueilli chez vous Joli Cœur pour le soigner, et lui apprendre à introduire délicatement, au signal des douze coups de minuit, les fèves dans les galettes de nos invités ! Nos assiettes à nous deux étaient ornées de fleurs bleus, celles de nos invités de fleurs rouges. Le singe, conditionné par vous à repérer la couleur rouge, ne pouvait se tromper
d’assiettes ! Ensuite, vous avez rendu Joli Cœur guéri à ses propriétaires !
Holmes, un malicieux sourire sur ses lèvres, tirait rêveusement sur sa pipe.
– Vous me racontez une bien belle histoire. L’Homme n’est
qu’un serviteur du Grand Manimatou… Alors, un singe, cette ébauche de l’Homme, agent du Grand Manimatou… pourquoi pas…
– Alors, Holmes, que pensez-vous de mes
déductions ?
– Cette histoire de singe illusionniste peut sembler extravagante… mais le conteur Edgar Allan Poe n’est-il pas devenu mondialement célèbre en nous faisant croire à l’existence d’un singe assassin ? Je me permettrai d’émettre, Watson, deux hypothèses. La première : vous avez autant d’imagination qu’un romancier farfelu ! La
seconde : vous êtes devenu, par osmose, à tant me fréquenter, mon égal… Vous pouvez, dans ce cas, dignement me succéder, car moi, je prends ma retraite.
– Vous prenez votre retraite ! Non, Holmes, ce n’est pas possible… Vous êtes dans la force de l’âge !
– Je vais avoir cinquante trois ans, Watson. Ma santé est certes, de fer, et je suis taillé pour vivre centenaire, voire plus… mais j’ai pris la ferme
résolution de consacrer le reste de mon âge à l’élevage et l’étude des abeilles dans notre cher Sussex dont l’air s’avère plus salubre que celui, méphitique, de Londres… J’ai mis quelque argent de côté, et mon frère Mycroft, dont vous connaissez l’intelligence bien supérieure à la mienne m’a conseillé quelques judicieux placements… Me voilà rentier à vie. Bien sûr, madame Hudson me suivra dans le Sussex. Je ne peux plus me passer de ses délicieuses tartes à la frangipane !
– Un justicier ne prend pas sa retraite, Holmes ! La nation a besoin de vous !
– Si un grand péril menace le royaume, sans doute reprendrai-je du service. Je crains qu’une guerre épouvantable, ensanglantant la planète entière, n’ait lieu d’ici quelques années.
Comme il disait cela, le vaste front du détective se creusa d’une ride profonde et un éclair d’inquiétude traversa ses yeux gris.
– Je vous autorise, cher ami Watson, à rédiger la chronique de cette aventure. Et à livrer aux lecteurs vos hypothèses. Je dis bien : vos hypothèses. Évitez, si faire ce peu, le style précieux, grandiloquent, affecté… fi de la littérature ! Mais assez parlé ! Si nous fumions, pour fêter nos retrouvailles ce qu’il me reste de tchanbodong ?
Holmes se saisit du calumet pour le bourrer à ras la gueule.
Je ne pouvais, au risque de le fâcher, refuser de fumer avec lui.
Je m’appliquai à ne point trop tousser.
Bientôt, le salon s’emplit d’une épaisse et âcre fumée. À travers le brouillard odorant, la chatte de pierre sur la cheminée semblait une antique et barbare idole.
– Holmes, la chatte de pierre est toujours là ! Mais la chatte
de chair… Blue Moon ? Où est-elle ?
– Elle a hélas disparu. Impossible de la retrouver.
– Et cela ne vous affecte pas ? Vous souriez ? La pauvre bête… vous y sembliez tant attaché !
– Ne vous faites nul souci pour elle. Elle ne périra pas sous les roues d’un fiacre, les galopins des rues, ces enfants pervers polymorphes, pour parler comme Sigmund Freud, ne lui tireront pas la queue. La
chatte Blue Moon est immortelle. Ne porte-t-elle pas la Marque de l’Ange ? Le Grand Manimatou lui a confié une autre mission. Elle réapparaîtra ailleurs, sans doute dans un siècle, sur un autre continent… qui peut le dire ?Nous restâmes très longtemps silencieux. La fumée s’épaississait de plus en plus.
– Holmes, le xeres de Moriarty était-il réellement empoisonné ? M’avez vous fait absorber un contre-poison, ou un simple remède digestif ?
– Empoisonné, qui sait ? En tout cas, l’ excellent remède digestif concocté par la sœur de madame Hudson possède bien des vertus, cher ami…
Watson se leva à travers le brouillard de fumée pour se diriger vers le coffre de pirate d’où il sortit les deux couronnes marquées à nos initiales, les deux couronnes de perdants. Il sortit aussi du coffre deux petits objets en pierre noire.
– Voyez docteur comme le Grand Manimatou se montre parfois facétieux ! Il a déposé dans le coffre à souvenir les figurines de minimatous qui échurent à nos invités, ces fèves qui avaient mystérieusement disparu de la table. Ou peut-être est-ce la chatte Blue Moon, ou le singe Joli Cœur qui les a déposées là… J’en garde une, emportez l’autre en souvenir.
Holmes mit une fève dans ma main et me coiffa de ma couronne.Puis il se coiffa lui même de la sienne.
– Mon bon Watson, mon cher, mon fidèle, mon meilleur ami, mon frère d’armes… Nous restons les rois… nous, les élus du Grand Manimatou. Et si nous fêtions cela en buvant un doigt de brandy ?
Je réintégrai assez tard mon logis. La couronne sur ma tête avait, comme moi, du mal à rester droite. Je fus accueilli assez fraîchement par mon adorée épouse et sa charmante mère invitée à dîner. Mais ce ne fut là qu’un incident vite oublié de ma sereine vie conjugale. Je garde comme une relique la fève-minimatou. Est-elle en orichalque, pierre sacrée des anciens ? N’est-ce qu’une babiole dénichée par Holmes chez l’antiquaire Mark Honey ? Pour rien au monde je ne la ferai analyser par le savant professeur George Edward Challenger. Je préfère, la contemplant, pouvoir rêver un peu.
J’ai reçu en ce début d’année 1908 un message de Sherlock Holmes :
Dear Old Friend Watson !
Bonne Année, et tous nos vœux.
Nous vous invitons à nous rendre visite dans notre résidence du Sussex. Venez par le premier train. Madame Hudson nous a confectionné une excellente tarte ! ( Rassurez-vous, à la rhubarbe ! ). Votre ami Sherlock Holmes
Certes, Holmes éprouve pour lui-même beaucoup de sympathie. Mais il n’emploie jamais pour parler de sa personne le pluriel de majesté. Je doute que madame Hudson soit une dame justifiant l’emploi d’un vous pluriel. Car du papier à lettre bleu de mon ami se dégage un parfum entêtant de réséda. J’en déduis que le grand détective, avant de goûter aux délices ineffables de l’Outre-Monde, ne savoure pas en célibataire les menus plaisirs d’ici-bas.