12 Mai 201

Blue Moon, à présent éveillée, sautait sur la table, se frottait, ronronnante, à Irène, Holmes et moi. Mais elle ignora Moriarty.
– Notre bonne amie vient s’assurer de la régularité des opérations m’expliqua Holmes. Mais à vous de procéder à présent, chère Irène !
Holmes tendait à Irène un long couteau d’argent.
– Veuillez couper cette tarte en quatre parts égales, et que le Grand Manimatou élise les deux meilleurs d’entre nous !
Le long couteau d’argent, si aristocratique, me parut plus redoutable, dans la belle main manucurée que le sanglant poignard de Jack-the-Ripper. Ce couteau tremblait un peu, entaillant le gâteau. Et si…
– N’ayez nulle crainte, Watson, fit Holmes qui devinait mon inquiétude. Jamais la lame du couteau ne se heurte aux fèves… ou plutôt aux minimatous, ce qui annulerait la cérémonie. Le Grand Manimatou dans Sa Haute Sagesse, a tout prévu.Sur la table, la chatte Blue Moon observait le moindre de nos gestes.
– Voyez-vous, Watson, (Et le ton du détective, professoral et bienveillant, calmait un peu mon inquiétude.) la coutume veut que les dames se servent en premier !
Après un instant d’hésitation, Irène déposa une part de gâteau dans son assiette.
– Ensuite, se servent les invités, par ordre d’ancienneté, donc servez-vous, Jérémy, (Et la main de Moriarty s’empara de sa part de gâteau comme la serre de l’aigle se saisit de l’agneau !) À présent, servez-vous, Watson ! ( Ma main tremblait comme celle d’un dipsomane.) La dernière part m’échouera !
Nous nous attablâmes. Blue Moon reniflait chaque assiette, comme si elle soupçonnait quelque fraude. L’examen achevé, elle rejoignit sur la cheminée la chatte de pierre.
– Bon appétit, mes amis ! fit Holmes, saisissant couteau et fourchette.
Le ton était badin : les gentlemen adoptent ce ton, par pudeur, aux heures graves, fatales et décisives. Puis Holmes reposa ses couverts.
– J’avoue éprouver, moi, le roi des détectives, quelques appréhensions au moment de connaître le nom des heureux vainqueurs. Je vais, pour me donner du courage, me servir un soupçon de xérès. Encore merci, Moriar… pardon, Jérémy, de nous avoir offert ce délicieux cordial !
La tête de Moriarty se mit à osciller à gauche, à droite…
– Ce délicieux cordial, vous l’avez tout à l’heure dédaigné, me soupçonnant d’être un vil empoisonneur. Je vous retourne à présent le soupçon, Holmes : et si cette tarte était empoisonnée ? Si vous et le docteur Watson aviez absorbé des contrepoisons ?
– Ainsi, j’empoisonnerais aussi madame Adler ? Une lady si chère à mon coeur ? Vous m’offensez Moriarty, ainsi que mon ami Watson ! Seul un duel peut laver l’affront ! Choisissez les armes !
J’avais je n’avais vu mon ami aussi furieux. Cet incident navrant me rappelait, en beaucoup plus pénible, le repas de famille, où, invitée dans notre sweet-home, la mère de ma chère épouse émit des doutes vexants sur la nature des champignons que j’avais cuisinés rien que pour elle. Mais Holmes continuait d’un ton calme :
– Veuillez pardonner, cher Jérémy, cet instant de colère. Pour prouver à tous mon innocence, je vais à l’instant prêter serment devant le Grand Manimatou. Veuillez me suivre, mes amis !

Interdits, nous suivîmes Holmes qui se planta devant la cheminée, face à la statue de pierre et à la chatte de chair qui, dans la position du Sphinx, ronronnait. Holmes posa la main sur son cœur. Big Ben sonnait les douze coups de minuit. Dans la cuisine, la pendule coucou de madame Watson lui fit écho. Holmes poussa un long cri glaçant, celui d’un chat en détresse. Effrayée, Blue Moon déserta presto la cheminée. et il prononça, la main toujours sur le coeur :
– Ô grand Manimatou ! Que ce coeur s’arrête de battre ! Que Ta colère me foudroie, si, blasphémateur infâme, j’ai osé empoisonné ce mets en Ton honneur préparé ! Oui, que mon coeur s’arrête de battre lorsque j’aurai prononcé la Parole Sacrée !
Holmes fixa longtemps, longtemps, la chatte de pierre dans les yeux. Puis il prononça la Parole Sacrée pour moi mystérieuse à jamais :
Tphépad’mourong !
Monkholong !
Krénongd’nong !
Cék’duthoubong !
Oui… je craignis un instant que Holmes ne tombât foudroyé. Cette soirée n’était-elle pas complètement folle ?
Mais il restait bien planté sur ses longues jambes.
– Veuillez vous rendre à l’évidence, cher Jérémy : cette excellente tarte à la frangipane ne saurait vous incommoder.
Moriarty offrit au détective sa main de serpent.
– Je vous présente mes excuses, Sherlock… Je crains de m’être couvert de ridicule.
Irène regardait Moriarty avec quelque mépris. Moi aussi. Mais Holmes serrait la main du professeur en un vigoureux
shake-hand.
– J’accepte vos excuses, mon cher Jérémy… Et daignez accepter les miennes. Je n’eusse pas dû m’emporter ainsi. Oublions ce petit incident entre gentlemen… Bob le Crabe, dont nous ouïssons le mâle organe, s’impatiente vraiment. Alors, mangeons cette tarte, et finissons-en !
Il fallait en finir, en effet. Je craignais de m’évanouir, comme tout à l’heure dans la cuisine. Et Irène, Ô toi, Irène, que vous… que tu étais pâle !
– Bon appétit, Irène, bon appétit, messieurs…

De nouveau attablés, nous tranchions dans nos parts de gâteau – Lady et gentlemen ne sauraient manger avec les doigts. La chatte Blue Moon avait regagné le dessus de la cheminée. Bizarrement, nous dégustions en cadence, nous observant, puis coupant à l’unisson un morceau de tarte, le portant ensemble à nos bouches, mâchant au ralenti. Comme nous découpions la quatrième bouchée, le couteau d’Irène Adler, heurtant quelque chose de dur, émit un bruit mat. Et la dame, maniant en tremblant couteau et fourchette, écartant la frangipane, mit sous nos yeux la première figurine de minimatou. Irène était par le Grand Manimatou consacrée reine ! Qui serait le roi ?Seul le feu flambant dans la cheminée, par son crépitement, troublait le long silence. Quand les bûches furent presque cendre, Holmes prononça enfin :
– Chère Irène, me permettez d’examiner de plus près votre… heureuse trouvaille ?
Irène lui tendit la fève, manquant l’échapper. Mon ami sortit de la poche de son veston cette loupe dont il ne se sépare jamais, pour examiner au plus près cet objet venu d’un autre monde. À travers le verre grossissant, l’œil gris du détective devenait œil de cyclope.
– Aucun doute, on ne peut s’y tromper. Ce manimatou est bien ciselé dans de l’orichalque, pierre sacrée depuis la nuit des temps humains… voire plus ! Quelle finesse dans le travail ! Ce petit félin miniature ressemble à s’y méprendre à la chatte de pierre trônant sur ma cheminée, et à notre amie Blue Moon… Vraiment, les artisans du grand Manimatou sont les meilleurs ouvriers de l’Outre-Monde ! Reprenez cette merveille, chère Irène !
La chère Irène, au regard brouillé, aux frémissantes lèvres naguère vermeilles… à présent blêmes … au palpitant sein blanc, reposa d’une main tremblante la figurine à côté de sa couronne, cette couronne qu’elle allait bientôt coiffer.
– En vérité, Irène, comparée au minimatou, la splendide bague ornant votre doigt paraît de pacotille… sans vouloir vous offenser, cher Jérémy…
Mais Moriarty était bien trop habité par l’angoisse pour se vexer.
– Holmes, finissons en ! Pour savoir qui est le roi… finissons de la bouffer… de la manger..cette foutue… cette damnée tarte…
– Ne blasphémons pas, Jérémy… le Manimatou pourrait se fâcher.

La chatte Blue Moon qui avait regagné le dessus de la cheminée se mit alors à cracher. De mépris ? mais peut-être éternuait-elle simplement, je ne puis le dire, car je n’avais d’yeux que pour Irène qui regardait Holmes. Et si j’étais proclamé roi ? Je régnerais alors, par la magie de ma plume d’écrivain, sur Londres, l’Angleterre, l’Europe littéraire, et pourquoi pas la planète entière ! Je serais l’auteur le plus célèbre de ce siècle tout neuf, le chroniqueur de la vie aventureuse, parfois scandaleuse, de la belle Irène. Nous régnerions sur les cœurs, sur les âmes, si tel était le dessin du Grand Manimatou. Je résolus alors, pour célébrer la gloire d’Irène, reine du vingtième siècle naissant, de troquer cette satanée plume au bec de fer dont l’encre me tachait les doigts, contre une machine à écrire. J’étais résolu aussi – que mon épouse adorée et sa chère mère me le pardonne – à divorcer d’avec la délicieuse, la parfaite madame Watson pour épouser Irène, car faire d’elle ma maîtresse, comme n’importe quel débauché, eût été bien vulgaire. Et si Holmes était proclamé, lui ? Le roi des détectives uni, pour lutter contre ce Londres du crime, de l’autre côté du miroir… uni avec cette aventurière ? Holmes uni à cette femme dont l’âme recelait autant de Bien que de Mal ? Holmes serait-il le rédempteur de cette pécheresse, ou ne succomberait-il pas à ses charmes délétères, épousant sa part d’ombre ? J’étais résolu dans ce cas à devenir l’ami de ce couple singulier pour éviter à Holmes le pire… Et si… si le Grand Manimatou, Lui seul, au delà du Bien et du Mal, connaissant la vrai sagesse, avait choisi d’unir Irène Adler à Jérémy Moriarty ? J’en frissonnai d’une fièvre glacée.
Stangler in the night,
Exciting necks !

– William Crabman, dit Bob le Crabe, semble de plus en plus nerveux. Il va finir par venir troubler l’harmonie de cette charmante soirée. Je serai alors bien obligé d’occire cette brute avec ce six-coups posé sur le bahut. Et madame Hudson ne supporte pas les taches de sang sur les tapis qui sont, dit-elle, indélébiles… Vous avez raison, Moriarty, cette tarte, finissons en, bouffons-là !
Et Holmes reprit couteau et fourchette. Moriarty et moi nous l’imitâmes. Les yeux d’Irène allaient de l’un à l’autre. Nous mastiquions en cadence. Je maudissais la bonne madame Hudson d’avoir confectionné une aussi monumentale tarte : une simple tartelette eût permis de connaître plus tôt le vainqueur. Et puis le digne professeur Jérémy Moriarty, ce gentleman, n’y tint plus : avec un cri sauvage, il s’empara à pleines mains de sa part de tarte pour la… oui, pour la bouffer à grandes bouchées, comme un loup dévore un chaperon. Et le loup poussa un hurlement de triomphe quand il sentit sous ses crocs quelque chose de dur, un objet qu’il sortit de sa bouche de saurien pour le brandir triomphalement entre le pouce et l’index.
– Le minimatou ! je l’ai ! le roi, je suis le roi !
Au hurlement du loup avait répondu le miaulement de la chatte Blue Moon debout, poils hérissés, sur la cheminée. Et la chatte de pierre n’avait-elle pas miaulé, elle aussi, poussé le même cri lugubre, désespéré et désespérant ? Irène, face à moi, dévisageait le vainqueur brandissant son trophée. Les grands yeux tristes de madame Adler, qu’exprimaient-ils ? Admiration, mépris, dépit, soulagement ? Devine-t-on la pensée du Sphinx ?
» Quelle femme admirable, comme elle se maîtrise ! » pensai-je.
Et puis les beaux yeux d’Irène se révulsèrent, et puis elle tomba évanouie de sa chaise, sans bruit, avec la grâce d’une feuille morte qu’emporte le vent.Où plutôt, dans sa robe écarlate, n’incarnait-elle pas la Princesse Coquelicot ?Décidément, je ne comprendrai jamais rien à leur psychologie !
– Irène… voyons, Irène ! … ne vous montrez pas si impressionnable ! gémissait
Moriarty qui avait laissé choir sur la table la figurine du minimatou.
Alors Holmes prit Irène dans ses bras, la soulevant sans effort aucun pour la porter jusqu’à son fauteuil. On eût dit un robuste jardinier transportant une brassée de fleurs rouge-sang.
– Watson, au lieu de chercher dans votre tête l’une de ces comparaisons prétendument poétiques dont vous avez le secret… allez plutôt quérir le flacon de sel d’ammoniaque de madame Hudson pour ranimer cette Lady. Vous le trouverez sur le buffet de la cuisine.
– Irène, voyons, chère Irène, on ne s’évanouit pas quand on est en visite ! geignait Moriarty dont la tête oscillait, à droite, à gauche.
Dans la cuisine, où la puante lampe à pétrole n’émettait plus qu’une faible lueur, j’eus quelques difficultés à trouver le flacon de sel. Et je faillis me re-évanouir aussi, rompu par tant d’émotions. Irène reine ! Moriarty roi ! Consacrés par le Grand-Esprit ! Dans ma tête en délire, je crus voir une nouvelle fois danser, sur le haut buffet, les animaux empaillés. Le petit singe, moqueur, me faisait coucou de la main !
– Allons, Watson, dépêchez-vous !
Holmes et Moriarty étaient penchés sur le fauteuil où gisait madame Adler toujours évanouie. La chatte Blue Moon se blottissait contre le sein d’Irène, comme pour lui exprimer sa sympathie. Au bout de quelques instants, après que Holmes lui eut fait respirer les sels, la dame ouvrit les yeux.
– Veuillez me pardonner, messieurs, cet instant de faiblesse.. Je suis si émotive… Je me suis évanouie du bonheur d’être reine… quel bonheur de savoir que vous êtes roi, Hol… pardon… Jérémy !
Irène souriait à Moriarty – aux anges, lui ! – mais ce qu’elle disait, en pensait-elle un seul mot ?
– Je suis désolée, pour vous, mon cher Sherlock, et pour vous aussi, mon bon docteur Watson ! poursuivait-elle.
Était-elle sincère, à présent ? Et si Hélène était vraiment heureuse de régner avec Moriarty ? Et si la part d’ombre, en elle, avait triomphé
– Le docteur Watson et moi sommes philosophes, chère Irène. Nous acceptons le verdict du Grand Manimatou, qui seul sait démêler le Bien du Mal ! répondit Holmes
Irène caressait de sa main- ornée de la bague-cadeau de l’infâme Moriarty ! – la chatte toujours blottie contre son sein.
– Gentille fifille… gentille minette, regardez, chère Irène, comme votre bague fascine cet animal !
Le professeur avança la main pour caresser Blue Moon, geste qui me parut plus démagogique que le discours d’un député travailliste. Il n’eut que le temps de retirer ses doigts pour éviter le coup de griffe. La chatte, feulant et crachant, regagna son refuge, le coffre de pirate.
– Eh bien, fit Holmes, il me semble, sans vouloir vous offenser cher profess… pardon, cher Jérémy, que Blue
Moon vous signale qu’il serait temps pour vous de partir.
– Notre hôte a raison, Jérémy… confirma Irène. Et puis je me lève tôt demain… ou plutôt aujourd’hui… Je dois répéter à l’Opéra de Londres la grande scène de Carmen.
L’amour est enfant de Bohème
Qui n’a jamais, jamais connu de loi…
… fredonnait-elle – machinalement ?- alors que je l’aidais à enfiler son manteau et que Holmes aidait Moriarty à mettre le sien en proposant :
– Souffrez, cher Jérémy, souffrez chère Irène que les perdants couronnent les heureux gagnants ! Ce geste ne sera-t-il pas élégant ? Watson, couronnez Irène, moi je couronne Jérémy !
– Que s’accomplisse, O professeur Moriarty, la volonté du Grand Manimatou !
Et Holmes coiffa Moriarty de la couronne de roi, l’enfonçant bien à fond, après avoir éprouvé quelques difficultés, car la tête du professeur oscillait sans cesse. J’eus moi aussi quelques difficultés à coiffer la reine dont l’œil de Sphinx triste me dévisageait.
– Que s’accomplisse… O Irène… la volonté du Gr…and… Manimatou… bredouillai-je.
Non, je n’oublierai jamais le regard d’Irène, ni son sourire de Joconde, ni le parfum de son corps charmant.
Strangler in the night,
Exciting necks !
– Ne faisons pas attendre plus longtemps ce bon Bob ! lança Holmes avant de serrer vigoureusement la main gantée de Moriarty… et veuillez me pardonner d’avoir soupçonné un instant que ces gants pussent être empoisonnés !

mes souleva le rideau de la fenêtre. Bras-dessus, bras-dessous, Moriarty et Irène rejoignaient le fiacre où Bob le Crabe avait repris la place du cocher. Sa main d’étrangleur-né tenait les rênes. La neige avait recouvert Londres de ce tapis blanc que prisent tant les écoliers et les poètes.
– Tant de blancheur pour glorifier tant de noirceur ! fit Holmes. Oui, Watson, les desseins du Grand Manimatou sont pour nous, pauvres bipèdes, impénétrables. Mais nous devons nous soumettre à Sa volonté. Ce sont là des accidents profonds, pour parler comme Victor Hugo.
Le roi des détectives – roi déchu – s’empara de la couronne marquée de ses initiales et s’installa dans son fauteuil pour la contempler dans la position d’Hamlet méditant devant le crâne d’Yoric.
– O Grand Manimatou, Tes jugements que nous ne comprendrons jamais ne peuvent être que justes ! O Watson, qu’elle est dérisoire, l’humaine condition !
La chatte Blue Moon avait regagné le giron de son maître. Je me dis que mon ami était bien seul et avait besoin, pour se remettre de ce coup du sort, de fraternelle compagnie.
– Holmes… dear old friend… madame Watson est retournée chez sa mère pour un bon trimestre. Si vous le voulez bien, je m’installe ici quelques temps. Reprenons, diantre, notre vie de joyeux garçons !
Holmes sourit, caressant la chatte d’une main, toujours tenant la couronne dans l’autre. Je crois bien qu’à son œil perlait un semblant de larme.
– Votre délicate proposition est celle d’un frère d’armes. Du fond du cœur, merci ! Pauvre Watson, comme je vous taquine souvent, et comme je m’en veux parfois, sans vous… sans me l’avouer ! Mais ne vous faîtes pas de souci. Bien que la situation s’avère épouvantable, car l’alliance d’Irène Adler et de Moriarty est vraiment diabolique, sachez que je n’irai pas, par désespoir, me jeter à l’eau, comme la blanche Ophélie. Il faut se soumettre au jugement du Grand Manimatou. Et puis je suis moins romantique que vous, et dans la Tamise flottent déjà beaucoup trop de cadavres.
Holmes posa délicatement chatte et couronne sur le fauteuil pour s’emparer de son calumet et de la blague à tchanbodong.
– Je serai absent de Londres cet hiver, Watson. J’ai fait l’emplette d’une charmante ferme du Sussex où je compte m’adonner à l’élevage des abeilles, êtres étranges, autre création du Manimatou. Dès mon retour, je vous ferai signe.
Il posa ses mains sur mes épaules.
– À bientôt, ami Watson, cher vieux fidèle Watson. Emportez en souvenir de cette soirée… singulière… la couronne marquée à vos initiales.
La vue de la couronne de perdant posée sur la table créait en moi un sourd malaise.
– Holmes, je préfère ne pas l’emporter… enfin, pas tout de suite…
– Pas tout de suite… sans doute avez-vous raison, Watson…

Holmes avait bourré sa pipe à ras le fourneau. Il se réinstalla dans son fauteuil, couronne en main, la chatte sur les genoux. Bientôt l’odeur du tchanbodong envahit le salon.
– Holmes ! m’exclamai-je… les fèves… les minimatous ont disparu de la table !
Il émit quelques âcres bouffées avant de répondre :
– Le Grand Manimatou nous les a donnés, le Grand Manimatou nous les a repris… Tel est la Loi…
Je connaissais assez Holmes pour savoir qu’à présent il ne dirait plus un mot, à part peut-être » Au revoir Watson ! «
– Au revoir, Holmes !
– Au revoir, mon cher Watson !
Il ajouta quand même :
– Serrez mieux votre écharpe, docteur, il doit régner… pardon pour ce terme malencontreux… il doit faire au dehors un froid de palmipède !
Dehors, je contemplais longtemps, et dans le froid de canard, la fenêtre du détective. Au bout d’un moment, l’ombre chinoise de Holmes apparut à la fenêtre. Il s’était coiffé de sa couronne de perdant et tenait en main violon et archet. Quels accords déchirants allait-il tirer de l’instrument ? Mais ce que joua Holmes, ce fut une gigue endiablée, l’air d’une chanson de carabins aux paroles fort lestes que monsieur Conan Doyle, mon directeur littéraire, eût refusé que je rapportasse. Et non seulement Holmes jouait, mais en plus il dansait comme un marin en bordée. C’en était trop. Je décidai de quitter moi aussi Londres pour les mois d’hiver. Je dénichai bientôt, au bord de la mer, une charmante pension de famille dont l’espiègle fille des tenanciers, une certaine Jane Marple possède, me semble-t-il, l’esprit de déduction.Pauvre enfant, pensais-je, si elle savait que son idole, le grand Sherlock Holmes, n’est plus qu’un roi déchu !

Et voilà ne vous reste plus qu’à lire l’épilogue pour terminer cette aventure délicieuse et loufoque du plus grand de tous les détectives : Sherlock Holmes ! et c’est demain sur le blog !