
Je regardai nos invités toujours immobiles. Le professeur Jérémy Moriarty était le portrait craché – craché par l’ Enfer ! – de feu son frère James dressé par Holmes dans » l’Aventure du dernier Problème » : « Extrêmement grand et mince. Front bombé s’élançant dans une courbe blanche. Yeux enfoncés aux paupières plissées. Imberbe, pâle, ascétique de visage. Du professeur dans son maintien, épaules voûtées par l’étude. Sa figure se projette en avant oscillant d’un côté à l’autre. On dirait un serpent. » Mais comment décrire, sans passer pour un écrivaillon, les charmes d’Irène Adler ? Comment évoquer sans user de clichés cette femme belle comme une statue antique, sans âge, sur laquelle les ans ne pesaient pas plus que l’archet sur la corde du violon, la brise du printemps sur la plume du colibri ? Un fleuve de sang bouillonnant, aux flots à la fois slaves, italiens, hispaniques, nordiques devait couler dans ses veines pour irriguer ce visage de déesse, ce corps que l’on devinait parfait ! J’arrête ici cette tentative de description avant de me couvrir de ridicule auprès de monsieur Conan Doyle, mon agent littéraire. Seules la tristesse, la profondeur du regard- un regard de chatte désabusée- laissait deviner qu’Irène Adler avait beaucoup vécu. Le disque avait fini de tourner. Le petit grattement de l’aiguille en bout de course avait remplacé la voix sublime.
– Je vous remercie de cette délicate attention, monsieur Holmes !
La voix d’Irène – je ne pouvais plus, dès cet instant, amoureux transi, que l’appeler intérieurement par son prénom ! – était celle, enregistrée, de l’interprète du grand air de Carmen.
– Je possède, immortalisés dans la cire, les airs de tous les opéras où vous avez chanté, chère Irène. Quelle belle invention que le phonographe ! Votre voix sublime franchira le temps et l’espace ! Dans un siècle, elle enchantera des êtres dont les parents ne sont point encore nés. Irène tendit sa main à Holmes qui y déposa en l’effleurant, un baiser de gentleman.
– Votre main s’orne d’une superbe bague et son rubis, d’un goût exquis, s’allie parfaitement à vos ongles de nacre !
Moriarty parla alors pour la première fois. Sa voix haut-perchée, contrastait ridiculement avec son physique de baryton.
– Croyant flatter madame Adler, c’est moi que vous flattez, Holmes. Ce rubis d’un goût exquis, c’est moi qui le lui ai offert !
– Votre générosité vous honore, professeur Moriarty, répliqua Holmes, qui, laissant en suspend la main tendue de l’invité, mit un nouveau disque sur le plateau du phonographe.
Une autre air sortit du pavillon.
– Je tenais à vous accueillir, vous aussi, en musique, cher professeur. J’ai songé d’abord au requiem de Mozart mais je crois avoir trouvé mieux. La danse macabre de Camille Saint-Saëns vous sied comme un gant.
Tout le temps que dura la musique, Holmes et Moriarty se dévisagèrent. Hélène, elle, dévisageait les deux hommes. La chatte Blue Moon, de son fauteuil, observait aussi cette scène. À moi, personne ne prêtait attention. J’avais l’impression de n’être qu’un meuble de plus dans le bric à brac du salon. O que j’eusse aimé qu’Irène ne m’accordât qu’un simple regard ! Moriarty souriait, mais ce sourire n’éclairait pas pour autant son blême visage parcheminé.
– Votre réputation de mélomane n’est pas surfaite, Holmes ! Merci pour votre accueil !

Holmes daigna enfin remarquer la main toujours tendue.
– Sans intention de vous froisser, Moriarty, pourriez-vous ôter vos gants avant que nous n’échangions un vigoureux shake-hand ? Seules les mauvaises langues prétendent que vous enduisez parfois vos gants d’un poison mortel, mais sait-on jamais ? Les requins ne font jamais la sieste !
La tête au front bombé du professeur se mit à osciller, de droite à gauche, comme celle d’un reptile prêt à frapper. Puis la bouche sans lèvres de Moriarty, semblable à une cicatrice, esquissa un semblant de sourire.
– Soit ! mais sachez que vos soupçons injustifiés me peinent un peu, Holmes.
Le détective serra la main dégantée.
– Bienvenue Irène, bienvenu Jérémy – me permettrez-vous de vous appeler par votre prénom ? Bienvenus dans mon humble logis où va se dérouler la cérémonie du Grand Manimatou ! Mais pardon, je ne vous ai pas encore présenté mon meilleur et fidèle ami, le docteur Watson, superbe écrivain, chroniqueur de mes humbles aventures !
Enfin j’existais ! Avec une gaucherie de collégien, je baisai, tout rougissant la main d’Irène Adler qui me souriait avec une indulgence amusée dont je ne me froissai pas.
– J’ai lu toutes vos chroniques, docteur Watson. J’ai dévoré celles relatant les prouesses de notre ami Sherlock ! Votre plume est celle d’un grand auteur ! me complimenta la voix de contralto, rauque et douce comme voix de chatte.
Un subtil parfum de réséda émanait du corps de la déesse. Je balbutiai un remerciement, puis quittai le Paradis parfumé pour serrer la main de Moriarty. Comme dirait le feuilletoniste, j’eus l’impression de serrer la main froide, lubrique et visqueuse d’un serpent.
– Avant que nous ne procédions à la… cérémonie, fit Moriarty, et sans intention de vous froisser, Sherlock – me permettrez-vous de vous appeler par votre prénom- je vous informe que le cocher de mon fiacre- ou plutôt notre fiacre- (Et le regard reptilien se posait sur Irène.) William Crabman, dit « Bob le Crabe » nous attend à quelques yards d’ici. Il sonnera à votre porte dans deux heures… pour voir si vous ne nous avez pas joué quelques mauvais tours… mortels et interviendra au moindre coup de feu.
– Vos soupçons me peinent un peu, mon cher Jérémy, en effet, mais sait-on jamais ? répliqua le grand Holmes.
De la rue neigeuse nous parvenait la voix éraillée de Bob le Crabe.
Strangler in the night, Exciting necks !… chantait à pleins poumon l’étrangleur-né-à-la-main-gauche- monstrueusement-musclée.
– Les paroles s’avèrent un tantinet morbides mais la mélodie est fort agréable… commenta, rêveur, Holmes. Posez-y un nouveau texte Watson, vous qui êtes poète, et cette chanson fera le tour de cette pauvre planète. Mais fi de la parlote ! Il est temps de procéder à la cérémonie du Grand Manimatou !
Le temps pour nos invités d’accrocher redingote et manteau à la patère, nous fûmes bientôt tous quatre attablés, Holmes à mon côté, Irène au côté de Moriarty. Holmes faisait face au professeur. Et moi, j’étais le vis-à-vis d’ Irène, plus intimidé qu’un boutonneux collégien, travaillé par l’instinct génésique, à son premier rendez-vous fessu. Irène portait une robe écarlate, fort décolletée et dénudant ses blanches épaules. À la lueur des lampes à gaz, scintillait à son cou une rivière de diamants. Je devinais, sur l’épaule gauche, une minuscule tache noire. Un grain de beauté ! ?… non, un tatouage en forme de chat ! La marque du Grand Manimatou !
Moriarty était lui vêtu comme un huissier, ou un croque-mort, d’un smoking noir anthracite. Ah ! si sur cette table de salon, en plus des verres, assiettes, couverts, objets du rassurant quotidien, il n’y avait eu que ces quatre fichues couronnes… et que cette damnée tarte à la frangipane bientôt garnie de fèves issues du Monde des Esprits ! … Moi, J.W. Watson, médecin militaire, moi qui recousit tant d’étripés, plâtra tant de fracassés, amputa tant de gangrenés, sans trop perdre mon flegme, j’eusse pu donner le change, feindre de participer à une réunion mondaine, car j’ai les nerfs solides et du savoir-vivre !Mais cette louche bouteille de xérès et cette boite débordant de muffins… trop, c’était trop. Une sueur glacée, plus épaisse qu’une crème anglaise, coulait le long de mon échine. Mourir à la guerre pour défendre l’empire britannique, soit… mais périr empoisonné par de pervers rapaces, non !

La bouteille de xérès était un cadeau du professeur Moriarty. Les muffins, cadeau d’Irène Adler.
– Et si, avant de procéder à la cérémonie, coassait Moriarty, nous faisions honneur à cette bouteille ?
– Goûtons à ces muffins, ils sont encore tièdes, je les ai cuisinés cet après-midi ! proposait la belle Irène.
Empoisonnés ! Oui ! et si le xeres et les muffins étaient empoisonnés ? L’infâme breuvage que m’avait fait absorber naguère Holmes, ce breuvage dégageant une odeur de caniche mort noyé, ce prétendu contrepoison, était il vraiment efficace? Était-ce un contrepoison… ou un simple remède digestif ?
– Ce xérès, professeur Moriarty, me semble d’excellente qualité, et vos muffins à vous, chère Irène, dont je connais la saveur, je parle des muffins, bien sûr… ne sauraient me décevoir …( Et le regard reptilien de Moriarty se posait, indéchiffrable, sur Holmes.) Faisons honneur à nos invités… mais vous êtes bien pâle, Watson… Levons-nous pour trinquer !
D’une main tremblante de vieillard, Moriarty emplit nos verres puis se dressa, solennel.
– Au grand Manimatou !… et que son jugement désigne les deux meilleurs d’entre nous. Deux rois… ou une reine et un roi …
Irène et Holmes se levèrent. Moriarty dévisageait Irène qui dévisageait Holmes qui dévisageait Moriarty le dévisageant. Et moi, assis à mon coin, je dévisageai Irène qui ne me prêtait nulle attention… Ô qu’il est dur de n’être qu’humble chroniqueur !
– Allons, levez vous, Watson, sortez de votre torpeur, fit Holmes, honorons nos invités !
Il marqua un temps de silence puis dit à Moriarty :
– J’ai, soudain, l’ombre d’un doute… J’espère, cher professeur… pardon… Jérémy, que vous ne vous livrez pas à quelques facéties. Et si ce xérès était empoisonné ?
– Vos soupçons me peinent… Holmes… cher Sherlock ! Si ce xérès était empoisonné, en boirais-je moi-même ? En offrirais-je à cette chère Irène ?
( Moriarty semblait vraiment vexé par ces paroles )
– Qui me dit que vous n’avez pas pris, Jérémy, et vous, Irène, veuillez pardonner ce soupçon, qui n’est qu’une hypothèse, quelque contre-poison ?
La tête du professeur Moriarty oscillait, de gauche, de droite, tête de cobra.
– Je vous retourne la question, Holmes… pardon,… Sherlock ! N’auriez- vous pas absorbé, vous aussi, quelque contre-poison ?
Silence. La chatte Blue Moon ronronnait sur son fauteuil.Alors Irène, pouvais-je l’appeler- intérieurement- autrement qu’Irène ? me mit sous le nez la boite de muffins.
– Docteur Watson, je n’ai absorbé, moi, aucun contre-poison ! Ne les trouvez-vous pas tout deux ridicules, notre Jérémy… et notre Sherlock ? Faites honneur, docteur, à mes humbles dons de pâtissière ! Goûtez à mes muffins !
Les yeux de cette chatte triste plongeaient dans les miens. Aimer à loisir, aimer et mourir , Au pays qui te ressemble !
Je pris dans la boite un muffin que je grignotai…Puis en dévorai trois autres.
– Faisons honneur nous aussi à Lady Adler !… La reine des pâtissières ! dit, après un long instant de silence Holmes.
– Voici enfin une saine parole !… compléta le vicieux Moriarty.
Nous piochâmes alors chacun dans la boite, puis bûmes en nos verres..
Strangler in the night !
Exciting necks !
De la rue enneigée, la voix éraillée de William Crabman, alias Bob le Crabe, étrangleur-né, montait jusqu’à nous.
– On dirait que mes muffins sont à votre goût, docteur Watson, faites-vous… faites-moi plaisir, resservez-vous !Oui, les sirènes devait posséder la même voix qu’Irène ! Oui, sa parole seule était un chant !
– Mer… merci… Irène… je peux vous appeler Irène, n’est-ce pas ?

Un sourire m’accorda la permission. Cette femme n’aurait-elle pas, dans une vie antérieure, servie de modèle à la Joconde ?
– Reprenez aussi, docteur Watson, un verre de xérès, sinon je risque de devenir jaloux !
Moriarty souriait… du monstrueux sourire-cicatrice de l’Homme qui rit. Sa tête oscillait, à gauche, à droite… L’homme serpent remplit mon verre. Si les muffins étaient délicieux, je trouvais au xérès une saveur de cendre. Mon inquiétude quant aux poisons se dissipait cependant peu à peu : Holmes mangeait les muffins et buvait avec entrain, et après tout, si Irène nous empoisonnait elle aussi, mourir par elle, n’était-ce pas la plus douce des morts ? Aye ! mourir par toi ! … J’avais envie de composer une chanson d’amour… Moriarty sortit de la poche de son smoking une liasse de papiers qu’il lança en direction d’Holmes.
– Pour vous remercier de votre invitation, Holmes, acceptez ces actions des usines d’armement Krupp. J’en possède quelques parts que je vous cède. Les cours vont monter, profitez-en !
Holmes, l’air impénétrable, effeuillait le paquet offert.
– La maison Krupp ! Ses affaires déjà florissantes s’épanouiront d’ici quelques années pour de bon… Mon
frère Mycroft, dont l’intelligence dépasse de beaucoup la mienne, en est persuadé, bravo, Jérémy, vous avez du flair !
Puis Holmes émit comme un petit miaulement de matou, tout doux.
– Bluuuue Mooooon… le grand Sherlock Holmes à besoin de vos services !
Alors la chatte, à présent allongée sur la cheminée, enlacée à la chatte de pierre, vint sauter presto sur les genoux du détective.
– Mademoiselle Blue Moon, puis-je vous demander d’aller délicatement déposer ce paquet… singulier dans notre coffre de pirate, le coffre à souvenirs ?
Et la chatte, prenant délicatement dans sa bouche le paquet d’action l’alla déposer à l’endroit indiqué avant de regagner la cheminée.
– Je ne savais pas que l’on pouvait dresser les chats Bravo, Holmes ! grinça le professeur. (Le verbe grincer fait cliché, mais quel autre mot conviendrait ?)
– Professeur Moriarty, pardon, mon cher Jérémy, l’on peut dresser les tueurs à sa solde, tous les Bob le Crabe de l’univers, mais vous avez raison, on ne dresse pas les chats ! Sachez que Blue Moon est ma collaboratrice, une amie qui accepte parfois de me rendre quelques menus services.
Irène sourit, et ce n’était plus d’un sourire de grande dame ayant beaucoup vécu, c’était d’un sourire de petite fille. Et la petite fille en pinçait pour Holmes. Et Moriarty, je n’en doutais plus, maintenait la petite fille sous son emprise par quelque répugnant chantage.
– Pour vous remercier de votre invitation, Sherlock… acceptez ce modeste présent.
Irène tendait au détective un petit paquet rectangulaire enveloppé d’un papier cadeau, entouré d’un petit ruban.
– Merci, Irène, je crois deviner la nature de ce touchant cadeau.

Lentement, Holmes dénouait le ruban. Et Moriarty observait le manège, sa tête oscillant… à droite… à gauche. Si une langue bifide lui était sorti de la bouche, s’il avait mordu avec des crocs pointus – qui ? Irène ? Holmes ? les deux ?- je n’en eusse pas été surpris.
– Ce papier à lettres est vraiment d’un goût exquis… encore merci chère Irène.
Du papier à lettres, feuilles mauves, roses et bleues frappées aux initiales du détective s’élevaient des senteurs de réséda.
– Vous comprenez, Sherlock, je suis ravie de recevoir vos félicitations après mes concerts, vos vœux, souhaits de bonne fête et anniversaire, mais votre papier à lettres… manque de fantaisie. Écrivez-moi désormais sur celui-ci.
Holmes sourit, resta muet et mit le paquet dans la poche de sa veste de tweed, côté cœur.
Strangler in the night !
Exciting necks !
La voix de Bob le Crabe se rapprochait. C’est sous les fenêtres du 221 b Baker-Street qu’il chantait à présent. Et derrière les fenêtres, la valse des lourds flocons s’accélérait.
– Il serait temps de procéder à la cérémonie, Sherlock… fit Moriarty. Quelle s’achève vite ! Bob n’a qu’un seul défaut : il manque de patience et déteste la neige. En outre, il est lourdement armé et pourrait sans doute monter avant l’heure !
– En effet, professeur, il est temps de procéder à la cérémonie du Grand Manimatou. Je propose, soyons galant, que madame Irène Adler nous fasse l’honneur de découper la galette en quatre parts égales !
La tête de Moriarty oscillait, à gauche, à droite. Oui, cet homme était reptilien. Et les yeux du serpent fixaient les couronnes.
– Votre ami le professeur Watson va participer à la cérémonie. Mais est-il initié ? Seuls les initiés peuvent se soumettre au jugement du Grand Manimatou !
Sans se laisser démonter par le ton agressif, Holmes répondit avec ce flegme honneur de notre empire britannique :
– Le docteur n’est pas encore initié, mais cela ne saurait tarder… La loi des indiens Delatalos est formelle : celui qui est reconnu comme digne d’être initié par la majorité de la tribu fera partie des adorateurs du Grand Manimatou. Et ne sommes-nous pas, réunis ici ce soir, une petite tribu ? J’affirme solennellement que le docteur Watson, mon meilleur et fidèle ami, l’homme le meilleur que je connaisse est digne de rejoindre les rangs des adorateurs. Qu’en pensez-vous, madame Adler ?
Irène m’observait des pieds à la tête. Mon visage devint pourpre. Apprécia-t-elle ma haute taille, mes épaules de sportsman ? Le carré de ma mâchoire, signe, pour les physionomistes, de courage et d’énergie ? Mon goût prononcé pour ses muffins influença-t-il son verdict ? Toujours est-il qu’elle prononça :
– Je juge le docteur Watson tout à fait digne de nous rejoindre.
– Et vous, professeur Moriarty ? pardon, Jérémy ! s’enquit Holmes.
– Ce qu’Irène Adler veut, le professeur Moriarty ne peut que le vouloir… Bienvenu, Me permettrez-vous dorénavant de vous appeler par votre prénom ?
Bienvenue au club… ne m’invitait-on pas à rejoindre le Club de l’Enfer ?
– Mais bien sûr, profess… pardon, Jérémy, que vous pouvez m’appeler par mon prénom !
– Alors, John, il vous faudra pour être initié totalement, vous soumettre au rite du tchanbodong…
Et Moriarty ricanait sournoisement, frottant l’une contre l’autre ses mains froides et parcheminées, ses mains de serpent. Holmes quitta la table pour aller quérir, sur le guéridon où s’entassaient ses innombrables pipes, un genre de calumet et une blague à tabac.
– Je constate avec satisfaction, mon cher Jérémy, que vous connaissez tout du rite et êtes un vrai initié !
Où Moriarty, où Irène s’étaient-ils initiés ? Combien d’adeptes, dans le Londres secret – dans le monde ! – du Grand Manimatou ? Je comprenais avec terreur que, derrière le banal décor de mon quotidien s’ouvraient de ténébreuses coulisses pleines d’épouvantement. Le maître de Baker-Street se rassit, bourra le long calumet d’un épais tabac noir.
– Il me reste un peu de tchanbodong, don du chef Delatalo des îles Lari-Kamari. Il est un peu sec, mais fort goûteux. Holmes alluma le calumet avant de me le présenter.
– Goûtez cet excellent tabac, il est meilleur encore que le navy-cut.
J’aspirai un peu de fumée, puis me mis à tousser, crachoter, expectorer. Mes yeux s’emplirent de larmes.. Le tchanbodong était vraiment goûteux.
– Question d’habitude, fit Holmes, vous vous y ferez, Watson. À votre tour, Irène.
Madame Adler, regardant rêveusement Holmes, tira de l’instrument d’élégantes et profondes bouffées. Son regard se fixa au plafond lorsqu’elle tendit le calumet à Moriarty. Le professeur tirait sur la pipe avec la rapidité, l’efficacité, la rigueur caractérisant le véritable homme d’affaire. Bientôt, la pièce s’emplit d’un brouillard insolite, aussi épais que le smog, au lourd et inquiétant parfum inconnu du commun des mortels. La chatte Blue Moon avait regagné le coffre ouvert de pirate, le coffre à souvenir, et là, allongée sur le dos, pattes en l’air, paupières closes, elle poussait de petits miaulements d’une ineffable douceur.
Strangler in the night !
La voix mouillée de tafia de Bob le Crabe venait-elle de la rue ou de la planète Mars ?
Sétinpotoh !
Sétinpotong !
Ilaphumeh
L’tchanbodong !

Ces paroles mystérieuses, prononcées à l’unisson par Holmes, Moriarty et la belle Irène me firent comprendre que j’étais à présent un initié et qu’enfin nous allions procéder à la cérémonie. Alors Holmes prononça à grave et profonde voix :
– L’heure est venue d’invoquer le Grand Manimatou !
La galette sur la table me fascinait. Instrument du destin où le Suprême Esprit allait apporter deux fèves en forme de chats, cadeaux d’un dieu inconnu de moi… ou cadeaux du Diable. Cette galette, avais-je envie de la dévorer… de la vomir ? » Aux objets répugnants nous trouvons des appas ! » Le Poète, une fois de plus, avait raison. Mes trois compagnons, car j’appartenais à présent à La Compagnie, se levèrent.
– Répétez, Watson, chacun de nos gestes, chacune de nos paroles. Et, de grâce, ne bafouillez pas !
Holmes mit ses deux mains ouvertes sur sa tête, les agitant comme des oreilles de félins. Irène et Moriarty firent de même. Je les imitai.
Bwonap, Bwonap !
Ow Gweg Manimatwa…
Mes compagnons à l’unisson scandaient les paroles magiques.
– Articulez, Watson, mon ami, ar…ti…cu…lez, que diantre !
Et Holmes mit les mains sous son nez, et ses doigts mimaient le frétillement de longues vibrisses.
Ki li Minimatwa,
Tous alors levèrent les mains, doigts écartés, repliés, faisant mine de griffer le vide.
Ni kowaba nana weine
É ni powaba nini rwa !
Le » nini rwa » s’acheva par un long miaulement. Le Grand Manimatou venait d’apporter, à ce cri, et du Monde des Esprits, deux fèves en forme de minimatous !

Le suspense est arrivé à son comble quelle sera l’issue de ce diner peu commun ? Sera t elle fatale et à qui…Découvrez le dans la parie 6 de cette aventure inédite du grand Sherlock Holmes dimanche 12mai 2019 sur le blog !