
» Du Jeu de la Couronne, dit Jugement du Grand Manimatou «
Écrit sur l’île Lari-Kamari pourcommunication à l’Académie des Sciences d’Angleterre d’une étrange coutume des indiens Delatalos par monsieur Sherlock Holmes.
La nuit dernière, nous étions assis, le Grand Chef de la tribu, sa fille et moi, sur la plage, face à l’océan, devant un bon feu. Des chats allaient, venaient, ou bien se chauffaient, voluptueux, à la flamme. Nous fumions le tchanbodong. La fille du chef, assise à mon côté, demandait parfois la permission de tirer sur le tuyau de ma pipe, plaisir innocent que je lui accordais volontiers. La lune pleine luisait, seul le murmure obstiné du ressac troublait le silence. L’air était tiède et parfumé. Je profitai de cet instant de grâce pour poser au Grand Chef quelques questions délicates.
– O Grand Chef, vos coutumes me troublent… Deux chefs gouvernent votre tribu. À ce jour, un homme, toi, et une femme. Pourquoi deux chefs, et comment sont-ils choisis ?
( Pour plus de commodité, je transcris en notre langue les réponses, en langage télégraphique, du Grand Chef. )
– C’est le Grand Manimatou, qui, dans Sa grande sagesse, choisit les deux chefs. Il existe, le Manimatou l’ enseigne,deux principes, le Bien et le Mal, mais qui sait démêler le Bien du Mal, à part Lui ? Deux principes, donc deux chefs. Ces chefs élus par le grand Manimatou pour sept années peuvent donc être deux hommes, deux femmes, ou un homme et une femme, comme actuellement.
– Mais comment le Grand Manimatou fait-il connaître Son choix ?
– Tous les sept ans, sept jours après la première lune suivantl’équinoxe d’automne, nous confectionnons un immense Kivat-Koufleh… (Le Kivat-Koufleh est un gâteau cylindrique à base de farine de maïs sauvage, de lait de chèvre et d’oeufs de tortue, plutôt consistant, et dont le goût délicieux rappelle celui de notre pudding – Note de S.H ) Le Kivat-Koufleh que nous cuisons pour connaître le choix du Grand Manimatou peut-être plus long que dix anacondas ! Tout dépend du nombre de candidats désireux, par le biais du Jeu de la Couronne, de savoir si le Grand Manimatou l’a élu !
– J’ai quelques difficultés à comprendre, O Grand Chef ! Le Grand Manimatou ne m’a accordé qu’une cervelle de colibri !
Le Grand Chef tire sur sa pipe avec une impatience polie, tandis que sa fille tire avec application sur le tuyau de la mienne.
– Le Kivat-Koufleh, plus longque dix anacondas, contient deux petites figurines, grosses comme un pouce d’enfant, en forme de chats. Ces figurines s’appellent « minimatou ». Le gâteau est découpé en part égales, que nous distribuons à chaque candidate et candidat. Nous prononçons alors la formule magique :
Bwonap, Bwonap !
Ow Gweg Manimatwa…
Ki li Minimatwa,
Chow Ko sawa ti chwa
Ni kowaba nana weine
É ni powaba nini rwa !
Cette incantation peut se traduire par :
O Grand Manimatou
Que le minimatou
Chat qui connaît ton choix
Nous annonce une reine
Et nous proclame un roi ! –
Le » Bwonap ! Bwonap ! » reste intraduisible – Note de S.H )
… Puis tous les postulant(e)s mangent leur part de Kiwat-Koufleh. Les deux qui trouvent dans leur part de gâteau le minimatou sont élus reine ou roi pour sept ans !
– Il existe, dans mon pays, une tradition similaire : nous introduisons nous aussi dans un gâteau nommé galette, lors d’une fête dîte » de l’Épiphanie » deux fèves, qui sont nos minimatous à nous ! Nous aussi élisons une reine et un roi !
D’indignation, le Grand Chef casse en le mordant le tuyau de sa pipe. Sa fille manque d’en faire autant avec le tuyau de la mienne, heureusement fort robuste.
– Votre tradition, étranger au pâle visage, n’est qu’un pâle simulacre de la nôtre… un sacrilège ! Car ce n’est pas nous, pauvres humains, qui introduisons les minimatous dans le Kivat-Koufleh. C’est le Grand Manimatou Lui-même qui, au moment de l’incantation magique, apporte, du domaine des Esprits, les deux figurines de minimatous dans le gâteau sacré ! Après mes malheureuses paroles, jugées par lui blasphématoires, le Grand Chef m’a regardé du même oeil que madame Hudson auscultant une dinde au marché de Noël. Sa fille elle-même me dévorait des yeux. Pour détendre l’atmosphère, je me suis livré à quelques facéties, jonglant avec les galets de la plage, faisant mine d’avaler l’un d’entre eux le faisant ressortir par ma narine. Bientôt, ces deux êtres simples comme des enfants se tenaient les côtes et mon involontaire blasphème était oublié. Ah, cette ethnie primitive, pourtant frappée de consanguinité, me semble parfois supérieure à la nôtre !
C’est donc en toute sérénité que je m’enquis :
– Les deux chefs ont donc été élus, sous les signes du Bien et du Mal, par le Grand Manimatou ; Celui-ci ayant miraculeusement apporté, dans leur tranche de Kivat-Koufleth, une figurine de minimatou. Mais que se passe-t-il ensuite ?
– Si le Grand Manimatou a choisi deux représentants du Bien absolu, dans Sa haute sagesse, notre peuple vit heureux pendant sept ans. Il se peut aussi que dans Sa sagesse, le Manimatou ait élu deux représentants du Mal absolu, et Lui seul sait pourquoi. Mais le choix du Grand Manimatou ne peut être que sage. Sans doute veut-Il nous punir pour nos fautes. Alors notre peuple subit un juste malheur pendant sept ans !
– Et si, O Grand Chef, le Manimatou a choisi d’élire un représentant du Bien et un représentant du Mal ?
– Si les élus ne représentent pas le Bien et le Mal absolus, nous vivons sept ans de troubles, le Bien et le Mal ne prenant jamais le pas l’un sur l’autre.
– Et si chacun des élus incarnent l’un le Bien absolu, l’autre le Mal absolu ?
– Alors, ils se livrent une lutte à mort dont l’un doit sortir vainqueur !
Le Grand Chef a levé les yeux vers le ciel piqué d’étoiles où un nuage bleu en forme de chat passait devant la lune.
– Si ton peuple, ami blanc, appliquait le loi du Grand Manimatou pour choisir ceux qui le gouvernent, sans doute vivrait-il plus heureux ! Je laisse à l’appréciation des savants lecteurs de ce modeste communiqué le conseil du Grand Chef Delatalo. Monsieur Sherlock Holmes.
Holmes referma le carnet qu’il mit dans sa poche.
– Eh bien, mon bon Watson, nous allons suivre le conseil du Grand Chef. Rassurez-vous, nous n’allons pas convier le gouvernement de Sa majesté et nos Grands Lords à jouer au Jeu de la Couronne. Soyons modestes ! Nous allons humblement ce soir y jouer à quatre : Irène Adler… Jérémy Moriarty… vous… et moi !
La surprise me laissa interdit quelques secondes, puis la colère me fit jaillir tel un diable de mon fauteuil. La chatte Blue Moon, expulsée de mes genoux, poussant un déchirement miaulement, courut se réfugier dans le coffre ouvert de pirate. De son abri, l’animal suivait du regard mes gestes véhéments.
– Ah ça, Holmes, c’est de la folie ! Nous n’allons tout de même pas nous livrer, avec vos deux plus redoutables ennemis, à ce jeux malsain !
– Jérémy Moriarty est, en effet, mon plus redoutable ennemi… Irène Adler (et la voix de Holmes devint presque tendre) n’est que mon occasionnelle adversaire. Et ce jeu n’a rien de malsain pour notre santé : nous n’allons pas ingurgiter l’indigeste Kiwat-Koufleh des indiens Delatalos, qui pourrait nous peser sur l’estomac, mais déguster chacun une part de l’excellente galette à la frangipane confectionnée pour nous par madame Hudson cet après-midi. Galette ne contenant pas de fèves, puisque le Grand Manimatou les apportera Lui-même du domaine des Esprit, après que nous aurons prononcé la formule magique :
Bwonap, Bwonap !
Ow Gweg Manimatwa…
Ki li Minimatwa,
Chow Ko sawa ti chwa
Ni kowaba nana weine
É ni powaba nini rwa !
– Enfin, c’est de la folie ! (Et je me demandais vraiment, avec angoisse, si Holmes n’était pas frappé de démence.) Je refuse de croire à ces sornettes ! Du coffre où elle s’était blottie sur un matelas de sanglants dossiers et de lettres parfumées d’admiratrices, la chatte émit un long et rauque miaulement, tout son poil hérissé. Le mien, Grand Lord, se hérissait aussi.
– Surveillez vos paroles, Watson ! Prenez garde à la colère du Grand Manimatou. De grâce, ne m’interrompez plus, rasseyez-vous, laissez-moi vous expliquer le but de cette cérémonie.
Vaincu par ce ton d’autorité, je regagnai mon fauteuil, lui le sien. Holmes joignit les mains, doigts écartés, puis prononça :

– Depuis plus de vingt ans, depuis l’époque de nos trente ans enfuis, nous luttons, mon bon ami, contre les infamies des Moriarty et les manœuvres de la belle Irène Adler, femme certes admirable, mais succombant parfois à l’appel des sirènes du Mal. Moriarty, le Mal absolu ! Irène… (Et à nouveau la voix se fit presque tendre.) le Bien se mêlant au Mal. Je représente symboliquement, sans vouloir me vanter, le Bien absolu, ou presque… Et vous aussi, mon cher ami Watson, chroniqueur de mes aventures, vous qui risquâtes souvent votre vie à mes côtés, symbolisez le Bien ! Mais le Grand Manimatou approuve-t-il vraiment nos actions, ou celles de Moriarty et d’Irène Adler ? Lui qui juge au-delà de ce que nous appelons le Bien et le Mal ? Ah, qu’il est dur de lutter pour la justice en doutant de la valeur de cette lutte !Je ne peux plus vivre dans l’incertitude. C’est pour cela que nous allons implorer le Grand Manimatou et Lui demander de nous éclairer ! Rappelez-vous la parole inscrite sur la stèle de pierre dressée de l’île Lari-Kamari : » Tu pourras, petit homme, en tes moments de doute, m’évoquer pour entrevoir l’essence du Bien et du Mal et démêler l’Un de l’Autre ! « Nous sommes, après tout, Irène Adler, Moriarty, moi, et vous, mon bon Watson, les rois et reine non proclamés du Londres obscur, criminel… Nous sommes nous deux le soleil, Irène et Moriarty la sombre nuit… Qui donc le grand Manimatou va-t-il élire ?
– Ainsi, dans ce gâteau coupé en quatre parts égales, le Manimatou apportera du Monde des Esprits deux fèves. Ceux qui les trouveront dans leur part de gâteau seront reconnus par Lui souverains ?
– C’est bien cela, mon ami. Votre esprit délié a déjà déduit quelles sont les six combinaisons possible :
Première hypothèse : nous sommes tous deux élus rois, nous les messagers du Bien. Donc, le Grand Manimatou approuve notre action : le Bien triomphe, et Londres connaîtra durant sept années une vie plus sereine, le royaume d’Angleterre aussi, et peut-être aussi la planète…

Deuxième hypothèse : vous êtes élu roi, Irène est la reine : vous qui êtes chroniqueur de mes aventures, vous devenez chroniqueur mondain, et vous racontez la vie souvent scandaleuse de cette dame, devenant le roi de la littérature à sensation. Ceci ne manque pas de sel !
Troisième hypothèse :Moriarty est élu roi, vous aussi : vous devenez le biographe de cette crapule. Mais la magie de votre écriture édulcore, excuse, et même fait oublier ses turpitudes. Ainsi, grâce à vous, il devient pair du royaume… au moins ! Cela peut choquer, mais, croyez-moi, Moriarty a des précédents !
– J’espère qu’il n’en sera rien ! Je refuserai de blanchir cette canaille !
– Vous ne feriez qu’accomplir la volonté du Grand Manimatou, qui seul connaît l’essence du Bien et du Mal. Holmes avait mis mes nerfs à bout. Aussi, il me faut bien avouer que c’est avec quelque perfidie que je lui demandai :
– Et si, Hypothèse quatre, vous étiez élu roi, et qu’Hélène fût la reine ?
Le détective resta longtemps silencieux, les mâchoires crispées sur le tuyau de sa pipe. Lorsqu’il la ralluma, l’allumette au bout de ses doigts tremblait sans doute un peu.
– En ce cas, Watson… Moi qui représente le Bien, et elle, le Bien et le Mal entremêlés … cette hypothèse mérite une longue réflexion… voyons, réfléchissez un peu, Watson… je ne puis pas vous fournir une réponse immédiate… examinons plutôt les deux dernières hypothèses…
Je ne fis aucune remarque sur cette réponse décevante, prononcée sur un ton agacé. Je demandai :
– Cinquième hypothèse : vous êtes élu… et aussi Moriarty.
Holmes émit un nuage de fumée à rendre jaloux la locomotive de l’Orient-Express.
– Le Bien absolu contre le Mal absolu ! En ce cas, lutte à mort. Je me battrai contre Jérémy Moriarty comme je me battis à mains nues, jadis, contre son frère James à Reichenbach ! Mais on n’a pas tous les jours un gouffre à sa disposition : le duel se ra au pistolet ou à l’épée. Je laisserai le choix des armes à cette canaille. Tel est la loi du Grand Manimatou.
– Sixième et dernière hypothèse…Je ne peux pas l’évoquer sans frissonner : Hélène Adler reine, Jérémy Moriarty roi ! L’alliance du Mal absolu, et du Mal et du Bien mêlé. Hélène se soumettra à la volonté de Moriarty. La part du Bien qui est en elle succombera comme le moineau sous le regard du serpent ! L’alliance de ce couple infernal… Le charme infini de cette femme, l’intelligence de cet homme diabolique… non, je n’ose y penser… des troubles inimaginables s’ensuivront… cependant, s’ils sont élus par le Grand Manimatou, il nous faudra respecter Sa volonté. Car, au delà du Bien et du Mal, le Grand Manimatou, qui Seul connaît le sens de toute chose, aura jugé nécessaire de nous punir…
Nous restâmes longtemps silencieux. Seuls le tic-tac de la pendule et le bruit mouillé d’une langue râpeuse sur une fourrure soyeuse troublaient le silence : la chatte Blue Moon faisait sa toilette, sur la cheminée, à côté de la petite chatte de pierre noire. Ma voix tremblait un peu, quand je demandai, mon œil inquiet posé sur la chatte de chair :
– Holmes, voyons, ce n’est pas possible… le Grand Manimatou ne peut pas, après une incantation magique, faire apparaître, d’un coup, des fêves venues du Monde des Esprits !
La chatte avait interrompu sa toilette pour me regarder fixement. J’osai quand même poursuivre :
– J’ai trouvé, Holmes ! Je connais vos dons de prestidigitateur ! C’est vous qui allez introduire dans les parts de gâteaux d’Irène Adler et de Moriarty les deux fèves. D’ailleurs, des fèves, vous en avez plein les poches.
Le détective sourit tristement, un brin condescendant, comme un adulte sourit à un enfant plein de bonne volonté mais de faible intelligence se heurtant à un problème pourtant facile :
– Vous surestimez, cher ami mes dons d’illusionniste ! Je vous peux duper avec quelques tours faciles, mais introduire des fèves dans une galette devant des gens qui observent vos moindres gestes, cela, même le grand Houdini en serait incapable ! D’autre part, les fèves dans ma poche sont bien de chez nous, ce sont celles de madame Hudson, des fèves britanniques. Le Manimatou apportera, tout à l’heure, du Monde des Esprits, des fèves Delatalos, à l’image du Minimatou. (Holmes vida sa poche, en sortit les fèves de madame Hudson, me les mit dans la main.) Vous en ferez cadeau à vos neveux, ou aux gamins de la rue, ces braves galopins, qui parfois nous aident dans nos enquêtes. Mais l’heure avance. Il est temps, Watson, de dresser la table pour accueillir nos invités qui ne sauraient tarder ! Watson, ayez l’obligeance d’aller quérir dans la cuisine cette délicieuse tarte à la frangipane. Moi, je vais dresser la grande table du salon pour recevoir dignement nos invités du Diable !
Holmes avait pris le ton de commandement qu’il emploie aux moments décisifs. Je ne pouvais qu’obéir, comme au temps, où simple médecin de l’armée britannique, je me pliai, en Afghanistan, aux ordres de mon colonel.
– Surtout, Watson, pour l’amour de Dieu, ne touchez pas aux couronnes. Nous les poserons sur la table au dernier moment !
Ces paroles me parvinrent alors que je franchissais d’un pas lent et titubant le seuil de la cuisine. Toutes ces émotions m’avaient brisé. Je commençais à croire à l’existence du Grand Manimatou. L’esprit de Celui-ci ne planait-il pas à présent en ces lieux ? Le Grand Manimatou ne me gardait-il pas rancune de mon incrédulité enfin- presque ! – vaincue?
En outre, l’estomac me brûlait : le poulpe que j’avais mangé la veille refusait de se laisser vaincre par le suc digestif. Et le brandy dont j’avais abusé ce jour-ci s’alliait au poulpe pour me tourmenter. Dans la cuisine, les animaux empaillés posés sur le haut du buffet aux grandes portes noires… la chouette, le crapaud géant et venimeux, le petit singe, l’iguane… me dévisageaient de leurs yeux de verre. La lampe à puant posait sur la table projetait au plafond leurs ombres de Goliath. Et, trônant sur cette table, la Galette du Jugement et ces couronnes que je ne devais toucher à aucun prix me fascinaient, m’attiraient comme le gouffre fascine et attire. Ma tête se mit à tourner. Il valsait sur le buffet un manège où l’iguane, le crapaud géants, la chouette et le petit singe remplaçaient les chevaux de bois. N’allait-il pas sortir, de la pendule-coucou, répondant en écho à Big-Ben, un maléfique vautour dévoreur de mon foie surmené ?
Alors moi, J.H Watson, médecin de l’armée britannique, moi qui amputa tant de soldats, recousit tant d’abdomens après avoir remis en place tant bien que mal des yards de viscères, je m’évanouis, telle une jeune lady à son premier bal.
– Allons, ami Watson, remettez-vous, nos invités arrivent sous peu !
Holmes m’aida à me relever du plancher où je gisais depuis… depuis…
– Votre petite syncope n’a duré que cinq minutes, rassurez-vous. Votre robuste constitution a repris le dessus. Apportez au salon la tarte, comme convenu je me charge des couronnes.

Nous regagnâmes le salon. Sur la table de chêne, Holmes avait disposé quatre assiettes de porcelaine de Chine, chacune flanquée d’un verre de cristal, d’un couteau et d’une fourchette d’argent. Assiettes ornées de fleurs bleues pour Holmes et moi, de fleurs rouges pour Irène Adler et Moriarty.
– Nos invités méritent bien tout cet apparat. Ladies et gentlemen, pour déguster une tarte usent de couverts. Les verres de cristal serviront à prendre l’apéritif. Je suis sûr que le sieur Moriarty, si bien élevé, ne sera pas venu les mains vides. Il va apporter avec lui une bouteille de xeres, sa boisson favorite. Je vous parie que madame Adler apportera, elle, quelques excellents muffins de sa composition ! Watson, mettez la galette au centre de la table, je me charge des couronnes.
J’obéis, tandis que Holmes disposait, devant chaque assiette, et avec un luxe de précaution, les couronnes à côté des verres.
– Voici la couronne de reine marquant la place d’Irène. Voici la couronne de ce damné Moriarty. Plaçons cette fripouille au côté de madame Adler. Et voici nos places à nous. Vous vous trouverez donc à mon côté. Je serai face à Moriarty, vous, face à Irène.
Perchée sur la cheminée, la chatte Blue Moon suivait le moindre geste du détective.
– Holmes, pourquoi quatre couronnes marquées chacune de nos initiales ? Logiquement, trois couronnes, deux de rois, une de reine, eussent suffi !
– Disons que les perdants garderont leur couronne en souvenir. Pour l’anecdote, sachez que je les ai dénichées chez le brocanteur Mark Honey, rescapé de la potence. Honey a bien voulu graver sur chacune les initiales des joueurs… Les perdants pourront, les dimanches soirs de pluie et de fog, en contemplant leur couronne, méditer sur la vanité des choses de ce bas-monde !
Je m’aperçus alors que Holmes avait débarrassé le bahut de ses cornettes, éprouvettes, alambics et tubulures pour y poser un phonographe dont le pavillon doré évoqua, dans mon esprit tant éprouvé, la trompette du jugement dernier.
– Quelle belle invention que le phonographe qui permet d’immortaliser la moindre inflexion des voix chères qui sont tues ! C’est certainement
le Grand Manimatou qui en souffla le principe à l’excellent poète et inventeur Charles Cros. Hélas, cet imprévoyant bohème négligea de faire breveter sa trouvaille. L’américain Edison le déposa, lui, le brevet, et fit fortune. Car il avait de l’ordre et de la méthode ! L’ordre et la méthode, Watson, tout est là !
» Tu m’énerves, Sherlock, à tant pérorer » ! pensais-je alors, je le confesse. Je mis la main sur mon abdomen.
Décidément, le poulpe de la veille me restait sur l’estomac.
Le grand Holmes continuait de discourir, tandis que la pendule grignotait implacablement les secondes nous rapprochant de l’heure fatale de la visite.
– Fini, le temps des parlophones à encombrant rouleaux ! Voici l’ère des disques de cire ! ( Et Holmes tenait à bout de bras une noire galette qu’il élevait au-dessus de sa tête, comme un prêtre présente aux fidèles l’hostie.) Encore une invention certainement soufflée par le Grand Manimatou ! Quand le progrès technique cessera-t-il sa course ? Et c’est en musique que nous allons accueillir nos invités… ( Holmes reposa le disque sur le bahut ) Watson, vous m’inquiétez, vous êtes si pâle… vraiment, ce fichu poulpe vous reste sur l’estomac. Prenez ce médicament. (Holmes disparut dans la cuisine pour revenir presto avec en main une fiole et deux cuillères à potage.) Prenez un peu de cet excellent remède digestif, concocté par la sœur de madame Hudson, qui s’y connaît en médecine naturelle.
– Holmes, pour l’amour du ciel, ne m’obligez pas à absorber cela !
Le contenu, épais et verdâtre, de la cuillère qu’il me tendait me rappelait par son odeur, celle du caniche mort noyé.
– Au nom de notre amitié, Watson, buvez ! Ne vous comportez pas comme une capricieuse jeune fille. Je vais moi-même absorber une cuillère de cet élixir, car j’ai du mal à digérer l’alcool chinois dont j’ai abusé hier soir dans ce bouge du West End ! … Bien, et maintenant, regagnons nos fauteuils pour attendre nos invités !
La pendule indiquait dix heures quarante cinq. Holmes, la chatte Blue Moon blottie sur ses genoux, s’entourait de volutes de fumée de navy-cut, méditatif, silencieux tel un sphinx. Mon regard se posa sur la table et les verres de cristal.
– Holmes, demandai-je soudain… Le médicament que nous venons d’absorber ne serait-il pas un contre-poison ? Le xeres que va apporter Moriarty, les muffins de cette Irène… vraiment…
Le détective resta un instant silencieux, toujours s’entourant de volutes, toujours caressant la chatte ronronnant.
– Deux hypothèses, Watson : ou bien vous avez enfin acquis, à mon contact et par osmose, un peu de mes dons de déduction… ou bien votre esprit romanesque se manifeste une fois de plus… mais je crois entendre, au loin, le pas d’un cheval… non, deux chevaux de fiacre qui se rapprochent implacablement. Écoutez ! Cette bonne vieille Big-Ben sonne dans le fog les onze heures de la nuit. Et voici que le coucou de madame Hudson lui répond ! L’exactitude, politesse des rois, est parfois aussi celle de la canaille. Préparez-vous, Old Friend, à vivre, ceci est un euphémisme, des heures inoubliables !
Holmes déposa, toujours avec la même délicatesse, la chatte au creux du fauteuil pour se diriger à grand pas vers la fenêtre.
– Venez assister à l’arrivée des deux tourtereaux. !

Et il leva le lourd rideau, comme pour donner à cette arrivée quelque chose de théâtral. Un fiacre s’arrêtait sur la minuscule place, à trente yards du 221 b Baker-Street, conduit par deux chevaux, l’un noir d’encre, l’autre d’une blancheur d’ivoire. Le véhicule, tout en bois précieux, arborait sur ses portes les initiales dorées » J.M « . Nul besoind’être le grand Sherlock pour en déduire qu’il appartenait à Jérémy Moriarty. Une neige épaisse avait chassé le brouillard, et de gros flocons voletaient autour des réverbères à présent allumés.
– Le cocher de ce fiacre maudit va bientôt ressembler à un bonhomme de neige… fit Holmes. Redoutable, épouvantable snow-man !
Du fiacre descendaient un vieillard démesurément grand, un peu courbé, en redingote noire, à la marche hésitante et une femme à la silhouette élancée, vêtu d’un rouge et luxueux manteau de velours. Ce couple singulier se dirigeait bras-dessus bras-dessous vers notre logement. La femme, qui dansait plus qu’elle ne marchait, servait de canne au vieil homme. On dirait un serpent qui danse Au bout d’un bâton ! Je me remémorai les vers de Baudelaire… De ce couple singulier, qui était le serpent, qui était le bâton ?
– La presse à sensation qui insinue que nos invités éprouveraient l’un pour l’autre une certaine sympathie ne mentirait donc pas ! Le vautour aurait séduit la colombe ? Non, c’est impossible ! Soyez sûr, Watson, que ce rapace Irène Adler, la soumettant à sa volonté !
Holmes parlait d’un ton presque badin, mais sa voix d’ordinaire si ferme et assurée tremblait un peu.
– Que ces quelques yards sont longs à franchir pour cette canaille, naguère si fringante ! Moriarty a bien décliné… N’empêche qu’il demeure redoutable, autant que son cocher… Connaissez-vous, Watson, William Crabman, dit Bob le Crabe ?
– Vous m’avez une fois parlé de lui, Holmes… ( Un frisson me parcourut.) Ainsi, le cocher, ce serait lui ?

– Oui, Bob le Crabe en personne. Bob le Crabe, alias » the strangler in the night « . On devine d’ici sa monstrueuse main gauche, démesurément musclée, d’étrangleur-né. Moriarty s’entoure de précautions. Il emploie comme cocher le plus redoutable des hommes de main. Mais trêve de bavardages… les voici sur le seuil… La belle Irène actionne la sonnette. Cette bonne madame Hudson va leur ouvrir… Allons, madame Hudson, dépêchez-vous… Voilà qui est fait… ils montent l’escalier… reconnaissez-vous le souple pas d’Irène la danseuse ? Celui lourd, traînant, de Moriarty ? Quand ils toqueront à notre porte, ayez, Watson, l’obligeance d’ouvrir à la Madone et au Démon !
Holmes tournait la manivelle du phonographe. Puis il mit sur le plateau un disque de cire. Toc… toc… toc… ( Une frappe lourde et menaçante, trois coups de merlin du boucher ) Toc ! toc ! toc ! (Comme trois gouttes de pluie.)
– Ouvrez, Watson ! fit Holmes, posant l’aiguille du phonographe sur la noire galette de cire. Une voix de contralto, la plus belle voix féminine que j’eusse entendue sortit du pavillon en forme de coquillage. Sur le seuil, Irène Adler et Moriarty restaient figés.
L’amour est enfant de Bohème
Qui n’a jamais, jamais connu de loi
Si tu ne m’aimes pas je t’aime
Et si je t’aime prend garde à toi !
… chantait cette voix enregistrée qui eût découragé les sirènes.

La partie s’annonce serrée car voila que le professeur Moriarty arrive au 221 bis Baker Street en compagnie de la pulpeuse et sulfureuse Irène Adler…la suite samedi sur le blog…Préparez vous au pire à l’horreur la plus absolue….rien ne vous sera épargné.