L’Aventure du Grand Manimatou – Une aventure de Sherlock Holmes par Henri Merle Partie 3

Le songe fut à son début uniquement auditif. Je perçus des ronronnements de chatons, puis des miaulements, enfin ces cris effrayants que poussent chattes et matous quand ils défendent chèrement leur vie. Puis je sentis soudain sur mon corps un poids énorme : un noir félin gigantesque, portant sur sa gorge une minuscule tache blanche, assis sur mon torse dans la position du Sphinx, bloquait ma respiration. Les yeux d’opale du félidé me dévisageaient, tout pétillants d’étincelles mystiques, pour parler comme Baudelaire…

Et soudain, je me mis à rétrécir, comme la petite Alice dans le conte de Lewis Carroll. Alors l’œil du chat m’absorba, m’aspira… Après avoir parcouru un interminable et sombre corridor, j’atterris sur la place immense, pavée de dalles d’or, d’une ville fabuleuse. Des femmes, des hommes d’une beauté indescriptibles déambulaient. Auprès d’eux, les représentations de Vénus et Apollon ne sont que de médiocres esquisses de rapins ! de hauts palais de marbre rose abritaient des multitudes de chats, sommeillant, ronronnant, ou bien sautant de marches en marches. Le ciel indigo, sans nuage aucun, était sillonné par des véhicules dont la forme rappelle assez les soucoupes de nos tasses à thé. Comme nos aéroplanes m’ont paru soudain dérisoires… O ! aéroplanes… engins voletant qui devaient faire de nous des anges, mais qui, hélas, serviront bientôt à nous entre-massacrer et bombarder, je le prédis, soit dit en passant, Watson !

Au centre de la place, une noire statue minérale, réplique de la chatte Blue-Moon, mais aussi de la chatte de pierre trônant sur ma cheminée et également de la statue haute de cinq yards que j’avais découverte sur la plage lorsque j’accostai… Mais cette statue érigée sur la place était plus haute que cet affreux monument tout de ferraille nommée  » Tour Eiffel » dont s’enorgueillissent les froggies !

Au pied de la statue, une foule prosternée. Mue par une force mystérieuse, – ou saisie d’une crise de foi ?- je me prosternai aussi. À mon côté, se prosternant aussi, une femme… sœur jumelle d’ Irène Adler ! Nos regards se croisent. Elle me prend la main, me souriant, un peu triste. Seule mon éducation de gentleman m’empêche de mettre la main sur sa superbe gorge nue ! Je me demande encore aujourd’hui, si m’abstenant, je n’ai pas déçu cette dame ! 

De l’index, la sœur d’Irène Adler,  à moins que ce ne soit elle,  me désigne alors, du même regard triste, un autre adorateur du Grand Manimatou agenouillé parmi la foule. Et cet adorateur, ou plutôt cet hypocrite dévot, car sa prosternation est bien celle d’un tartuffe, Watson, c’est Jérémy Moriarty ! Moriarty se retourne alors, nos regards se croisent. Nos regards se défient !

Cette lutte des yeux est aussi impitoyable que celle qui, à mains nues, m’opposa à son satané frère, que Belzébuth ait son âme, au bord du gouffre de Reichenbach ! Et puis ma vue se brouille. Un éclair aveuglant me ferme les yeux. Quand je parviens à les rouvrir, Irène – car c’était elle, n’en doutons plus, Watson – et Moriarty ont disparu ! Un grand fracas retentit ! Et la statue du Grand Manimatou s’effondre, brisée en mille éclats ! La voici entourée de flammes. Les palais s’effondrent ! Les dalles d’or se fendent, le sol s’ouvre sous mes pieds. La foule paniquée court en tous sens. Les soucoupes naguère volantes s’écrasent, tuant implacablement hommes, femmes, enfants. Une âcre odeur de mort, de chair brûlée me suffoque. La statue du Grand Manimatou a disparu. Un gigantesque bûcher la remplace, où les prêtres ricanant d’une religion barbare portent dans les flammes de pauvres chats enfermés dans des paniers d’osier. Ah, si notre brave logeuse madame Hudson, avait été là, sûr qu’elle eût assommé à coup d’ombrelle les bourreaux de ces infortunés pussy-cats ! Mais je ne pouvais rien faire, Watson ! J’assistai, comme ligoté, engourdi, à cet immonde holocauste !

Alors une vague haute comme dix tours Eiffel – quel laid monument, vraiment ! – vint éteindre le bûcher, noyant tous les vivants, et j’allais me noyer aussi dans le flot amer… Et puis je redevins minuscule, comme Alice… je passai à nouveau à travers l’interminable et sombre corridor pour me réveiller, grelottant d’effroi, au pied de la stèle où était gravée la parole du Grand Manimatou. Le chat de mon rêve, après m’avoir, par son œil d’opale, absorbé, aspiré, me recrachait comme une indigeste souris…Tout était silence sur le plateau. La lune avait bougé dans le ciel, mais toujours un nuage bleu la drapait. Blue Moon… fredonnai-je machinalement, mais mes dents, comme des castagnettes, claquaient pour accompagner la mélodie…

Comment, Watson, interpréter ce songe, venu de quel ailleurs ? J’en déduis que les ancêtres des indiens Delatalos, après avoir adoré, durant des siècles et des siècles, le Grand Manimatou, s’étaient révoltés contre ce culte, instaurant une autre religion prêchant la haine et l’extermination des félins !

La colère du grand Manimatou s’était alors déchaînée… raz de marée, tremblement de terre ? Il ne reste plus en cette année 1907 du continent Lari-Kamari que la partie émergée ayant échappé à l’engloutissement. Mes amis, mes frères peaux-rouges, ne sont que les descendants, oublieux de leur histoire, de ces fiers Lari-Kamariens qui adoraient le Chat, érigeaient en Son honneur des palais, pavaient d’or les places, vivaient presque nus, fiers d’une nudité innocente et superbe, et volaient en soucoupes !

Songez, Watson, qu’à la même époque, nos ancêtres à nous, pauvres Européens, grelottaient autour d’un maigre feu, sous l’orée des grottes humides, taillant le silex, vêtant de peaux de pauvres bêtes leurs corps souffreteux, priant un dieu avare de leur accorder un steak de mammouth, comme l’employé et l’ouvrier de notre Londres brumeuse implorent d’un patron radin un surplus de salaire !

Le soleil se levait sur l’océan. Je regagnai le village. Dans le petit carnet qui me suit partout, je relatai cette nuit d’épouvante. J’ai d’ailleurs noté dans ce journal d’autres faits singuliers que je vous narrerai tantôt. J’aurais pu vivre longtemps – mais le bonheur est-il de ce monde ?- parmi mes amis Delatalos. Mais, en moi, quelque chose s’était brisé. Je ne pouvais plus voir la statue  de chat sur la plage, ni la stèle dans mes jumelles sans sentir se nouer ma gorge, comme prise dans la corde du bourreau. Et puis je fus pris par la nostalgie, le pays. Londres et ses brumes me manquaient, et vous aussi, ami Watson, qui viviez toujours dans l’affliction, me croyant passé de l’autre côté du miroir. Et puis il me fallait mettre hors d’état de nuire le reste de la bande de James Moriarty, livrer cette canaille à la justice.

C’est le cœur bien gros que je pris congé de mes frères et sœurs peaux-rouges. Je revois encore la fille du chef me saluer de la main et d’un pathétique  » Ouya Fouya Témonkanou  » tandis que mon voilier s’éloignait pour regagner le continent. Croyez-moi, Watson, il est sage de garder secret l’emplacement de l’île Lari-Kamari. Les indiens Delatalos y vivent, non pas dans le bonheur, mais dans sa banlieue. Voici, mon bon ami, la modeste relation de mes aventures exotiques. Mais tant parler donne la pépie. Servez-nous un autre verre de Brandy, mon cher Watson !

Ainsi parla le grand Holmes. Nous bûmes en silence ; dans le cheminée crépitait le feu. Au loin, Big-Ben sonnait neuf heures de la nuit. Dans la cuisine prochaine lui répondit la pendule-coucou. Je sursautai, comme tiré d’un rêve…

– Holmes, sans vouloir vous vexer, trouvez-vous que cette pendule soit une acquisition de bon goût ?

– Ne médisez pas de cet humble objet, assez kitch, j’en conviens volontiers, mon ami. Ce petit coucou n’est-il pas un humble serviteur du temps, le seul justicier, si l’on y réfléchit bien ? Et sachez que ce n’est pas moi qui l’ai acheté… c’est madame Hudson, lors d’un voyage en Suisse. Notre brave logeuse se rendait chaque année à Reichenbach, pour jeter dans le gouffre un bouquet de fleurs, afin de commémorer, me croyant mort, l’anniversaire de ma disparition.

Le détective caressait tendrement la fourrure de la chatte Blue Moon ronronnant d’extase.

– Jolie minoucachou, la fille du Grand Manimatou !

-Enfin, Holmes, mon devoir d’amitié me force à vous dire que vous êtes ridicule, bêtifiant ainsi avec cet animal ! On dirait que vous aussi êtes devenu un adorateur de ce Grand Manimatou ! O Grand Lord, quelle religion blasphématoire ! J’espère, cher ami, que vous n’attachez aucun crédit au délire pseudo religieux de ces peaux-rouges !

Holmes joignit les mains, doigts écartés, comme chaque fois qu’il s’apprêtait à discourir. Blue Moon poussa un miaulement de protestation : son adorateur ne l’honorait plus de ses caresses.

– Mon cher Watson, vous n’ignorez rien de la querelle ayant opposé Charles Darwin à nos évêques… l’un prétendait que l’Homme descendrait du singe, et aurait évolué depuis des millions d’années pour aboutir à ce que nous sommes… les autres qu’un certain Adam fut mis au monde voici quelques millénaires, par le Créateur qui lui insuffla la vie. Et Ève, la première femme, serait issue de la côte du sieur Adam ! Ainsi nos charmantes compagnes seraient un genre de côtelettes ! Que de querelles de chiens pour une histoire de côtelettes et de singes ! Enfin, Watson, soyez logique : que l’Homme descende d’un quadrumane, ou que le Créateur l’ait tiré de la glaise, la belle affaire… car le résultat n’est guère brillant ! Nos bons évêques prétendent que l’humain est à l’image de Dieu. Ce n’est guère flatteur pour le Créateur, car l’humain est foncièrement mauvais. L’irréfutable preuve de ce que j’avance, c’est que j’ai passé ma vie à lutter contre le crime. Si l’homme était bon, nul besoin de détectives ! Le grand Holmes serait au chômage !

Pour digérer ce discours hérétique qui, quelques siècles plus tôt, eût conduit Holmes au bûcher, je me servis un plein verre de brandy.

 – Allons, Watson, raisonnons un peu… Le Créateur à l’image de l’Homme ! à l’image de Moriarty, de Jack-the-ripper ? des prédateurs des bas-fonds et des banquiers de la City ? Et ce massacre entre nations que je pressens dans peu d’années, hélas, qu’en déduisez-vous !?

Les mains de mon ami se reposèrent sur la chatte qui n’avait pas quitté ses genoux.

– Avez-vous remarqué comme, en général, les humains sont laids et vieillissent mal ? Combien de moches et de laiderons pour une vénus et un apollon, alors que le moindre matou de gouttière possède un corps parfait ? O cette longue queue touffue, liane funambule ! Et que dire de la tête ! Observez ces yeux parsemés d’étincelles mystiques, que célébra le grand Baudelaire… ces roses et élastiques innocents coussinets abritant de redoutables griffes ! Ce nez fin, frétillant, délicat, humant des odeurs à nous inconnues… ces harmonieuses vibrisses, antennes mystérieuses, sixième sens certainement, ces oreilles captant des sons que nous n’entendons pas ! Même à un âge avancé, les félins sont capables de sauter du sol à la table de la cuisine d’un seul bond. Imaginez-vous un lord nonagénaire sautant d’un seul élan de son siège à la tribune de la chambre avant de miauler ?… pardon, de discourir ! Je n’affirme pas que la religion du Grand Manimatou est la seule vraie, je dis simplement qu’elle mérite le plus grand respect.

– Enfin, Holmes, vous n’avez pas été initié, rassurez-moi !

Le justicier de Baker-Street se leva, déposa délicatement la chatte Blue Moon au creux de son fauteuil, avança vers moi son long corps maigre mais tout en muscles, releva la manche de sa veste.

– Regardez, Watson, ce tatouage sur mon avant-bras !

Sur l’avant-bras, en minuscule, la réplique, assise dans la position du Sphinx, de la chatte Blue Moon.

– Ce félin a été tatoué sur ma peau par la fille du chef des indiens Delatalos. Cadeau d’adieu… ou d’au revoir. (Il m’a semblé que les yeux d’Holmes soudain se troublaient.) Irène Adler et Jérémy Moriarty portent sur leur corps le même tatouage.

Moriarty sur l’avant-bras, comme moi. J’ai vu ce tatouage, une nuit où je l’espionnais, déguisé en marin, alors qu’il jouait au poker, ce jeu de crapule, dans un bouge près des docks !

– Et comment savez-vous qu’Irène Adler est, elle aussi, initiée ?

– N’attendez pas de moi quelques croustillantes révélations : je ne connais de son corps charmant que les épaules dénudées, lorsqu’elle chante devant un public ensorcelé le grand air de Carmen. Sur l’épaule gauche, elle porte la marque du Grand Manimatou. Je m’en suis aperçu, avec mes jumelles de théâtre, un soir qu’elle se produisait au Royal Opéra !

Les mains dans le dos, Holmes arpentait le salon.

– Ne vous gaussez pas, mon bon ami, du Grand Manimatou. Il pourrait se mettre en colère ! J’ai assisté à l’engloutissement du continent Lari-Kamari. Le Grand Manimatou l’a anéanti, ne supportant pas que des pervers mènent au bûcher d’innocents chats, ces créatures à Son image !

– Vous avez assisté à cet engloutissement en rêve ! Et n’aviez-vous pas fumé avant de vous endormir cette herbe hallucinogène. Ce tchanbi… ce tchanbu…

– Ce tchanbodong ! Un excellent et innocent tabac, meilleur que notre navy-cut ! Et je n’ai pas rêvé, j’ai été visité par un songe, vous dis-je ! Ah, Watson, ne descendriez-vous pas, plutôt que du singe, de Saint Thomas l’incrédule ? Quel fut, à votre avis, la plus épouvantable catastrophe qui s’abattit sur l’Europe à l’époque médiévale ?

– La guerre de cent ans, et qui n’est certes pas achevée, puisqu’aucun traité de paix ne fut signé ! Allons à Paris passer au fil de l’épée quelques mangeurs de grenouilles, pour nous changer les idées ! m’exclamai-je d’une façon que je voulais plaisante – C’était pour calmer l’exaltation d’Holmes qui m’inquiétait fort.

– Non, Watson ! L’épouvantable catastrophe, ce fut l’épidémie de peste noire, qui, de 1347 à 1352 fit vingt-cinq millions de morts, soit entre trente et cinquante pour cent de la population ! Savez-vous qu’à cette époque des fanatiques, prétendant lutter contre la sorcellerie, brûlaient au nom du Christ, sur de gigantesques bûchers, les infortunés aïeux de la chatte Blue Moon ? Pauvre Jésus-Christ, comme Il dut souffrir, et doit souffrir encore, du dévoiement pervers de Sa parole ! Alors le Grand Manimatou, pris d’une divine colère, envoya sur l’Europe des millions de rats porteurs du bacille de la peste !

Mais le Grand Manimatou qui connaît l’essence du Bien et du Mal, et sait démêler l’un de l’autre, fit preuve de clémence. Les chats survivants dévorèrent les rats porteurs de morts, et la peste à son tour mourut. L’homme dut reconnaître la supériorité et le caractère sacré du chat !

– Allons, Holmes, fis-je en m’avançant vers lui, ( En vérité, impressionné par cet argument, je voulais mettre la main sur son épaule pour le calmer et lui prouver mon amitié ) le Grand Manimatou ne va pas se mettre en colère à l’instant même !

Alors un miaulement à vous glacer les sangs s’éleva : je venais de mettre le pied sur la queue de la chatte Blue-Moon qui avait déserté son fauteuil pour se frotter aux jambes de Holmes, comme pour approuver ses dires. J’ai encore dans l’oreille ce cri, auprès duquel les aboiements du Chien des Baskerville sembleraient chant de rossignol.

– Vous voyez, mon bon Watson, qu’on ne se moque pas impunément du Grand Manimatou ! Il vient de nous envoyer un signe.

Assez impressionné, je l’avoue, je regagnai mon fauteuil pour m’y asseoir, ou plutôt m’y effondrer.La chatte s’était réfugiée sous le bahut au plateau encombré de cornues, éprouvettes, alambics et autres éprouvettes.

– Miminette Blue Moon revenir… Tonton Watson gentil. Blue Moon victime malencontreux accident. Chachatte revenir pour monter sur les genoux du bon tonton Watson qui va lui demander pardon ! minaudait Holmes.

Alors au bout d’un instant, la chatte sortit de dessous le bahut pour s’installer sur mes genoux. Ses griffes labouraient mon pantalon. Ses yeux d’opale me dévisageaient, comme une grosse souris.

– Pardon, Blue Moon… fis-je, et ma voix tremblait un peu.

Alors la chatte se roula en boule dans mon giron et se mit à ronronner. Holmes qui avait recouvré tout son calme ralluma sa pipe.

– Avez-vous remarqué que la gorge de Blue Moon, dont la fourrure est plus noire que le jais, s’orne d’une minuscule tache blanche ? Soulevez sans crainte la tête de notre amie, et vous verrez la Marque de l’Ange !

Avec un peu d’appréhension, je soulevai la tête de la chatte toujours ronronnant.

– La Marque de l’Ange, cette minuscule tache blanche posée par la sagesse du Grand Manimatou sur la gorge des chats noirs évitait à ceux-ci le bûcher. Les fanatiques les plus endurcis leur faisaient grâce. Une légende Delatalo prétend que les chats portant la Marque de l’Ange sont immortels. … Et le chat que je vis dans mon songe ne portait-il pas la Marque de l’Ange ?… Mais si nous buvions un autre verre de cet excellent Brandy en attendant la belle Irène Adler et l’infâme Moriarty ? Tous deux vont arriver dans moins de deux heures pour jouer avec nous, je vous le rappelle, au Jeu de la Couronne présidé par le Grand Manimatou !

– Enfin, Holmes, qu’est ce que ce Jeu de la Couronne ! Allez-vous enfin me le dire !

– L’aventure que nous vivons et dont la fin risque de vous surprendre prend des détours et vous parait tarabiscotée comme un conte oriental. Mais patience, encore quelques petits détours, et vous saurez tout du Jeu de la Couronne ! Un jeu… ou plutôt un jugement, une épreuve ! Mais il me faut vous expliquer, petit détour indispensable, comment je fis connaissance de la chatte Blue Moon, chatte de chair, et de sa sœur de pierre trônant sur ma cheminée.

Alors, pour la deuxième fois, parla le grand Holmes.

– Vous le savez, Watson, je ne prise guère les fêtes de fin d’année : à l’approche du Merry Christmas, toujours j’éprouve un brin de mélancolie. Certes, célébrer la naissance d’un Sauveur au moment où les jours vont s’accroître et vaincre les ténèbres est un fort beau symbole. Cette greffe chrétienne sur une fête jadis païenne satisfait mon sens de l’esthétique et mon goût de la logique. Mais que Noël est triste, fête avant tout familiale, pour les solitaires comme moi ! Décidé à passer seul la nuit célébrant la naissance du Messie en fumant, méditatif, dans ce fauteuil un excellent Navy-cut, je me dis, que, toutefois, la délicatesse de l’ Évangile me commandaient d’offrir à madame Hudson, notre bonne logeuse, un cadeau de fin d’année. Cette sainte femme ne supporte-t-elle pas sans se plaindre mes excentricités, comme jouer du violon toute la nuit et jusqu’à l’aube, tirer au revolver sur cette porte pour y inscrire les initiales de la reine Victoria, empuantir l’appartement d’atroces odeurs lorsque je me livre à mes expériences de chimiste ? Cet après-midi du 24 décembre 1906, voici donc treize jours aujourd’hui, je me mis à la recherche d’un cadeau pouvant lui plaire. Je parcourus les rues de Londres pour me rendre chez l’antiquaire Mark Honey, dont la boutique, au fond d’une improbable impasse du West End, recèle quelques trésors perdus au milieu d’un indescriptible bric à brac. Le chemin, pour s’y rendre, n’était pas semé de roses et me rendait morose. Un sournois crachin rendait le pavé glissant. Sous l’abri de porches luisant de salpêtre, de pauvres femmes aux appas défraîchis vendaient leur corps ruiné pour quelques shillings à des marins avinés. De lourdes et écœurantes odeurs de mauvaise cuisine montaient de louches gargotes. Je pris un labyrinthe dont les murs moussus suintaient, Watson, le crime. Alors un doute atroce me saisit… Le crime-Minotaure régnait en empereur sur Londres, et moi, Watson, je n’étais qu’un Thésée dérisoire luttant en vain contre lui ! Il me sembla soudain que le Grand Manimatou m’observait ! Que pensait-Il de mes actes, Lui Qui démêle le Bien du Mal ? Approuvait-Il mon action ? N’approuvait-Il pas plutôt, dans Sa supérieure sagesse, les actes criminels de Jérémy Moriarty et d’Irène Adler, apparemment si néfastes ? Ah, Watson, quelle atroce angoisse que celle du justicier doutant de la Justice ! O Grand Manimatou ! Mes actes sont-ils justes à Tes yeux ? ! Envoie-moi un signe, O Toi Qui sais démêler le Bien du Mal ! implorai-je au fond de moi. C’est dans cet état d’esprit que j’arrivai devant le magasin d’antiquités de Mark Honey, au fond de l’improbable impasse. Je pénétrai dans la boutique où un vieillard chenu m’accueillit en se prosternant, comme un intouchable devant un maharadjah. Il faut dire que j’ai jadis sauvé Mark Honey de la potence en l’innocentant d’un crime atroce. (Je vous narrerai peut-être un jour  » L’Aventure du troisième morceau de la femme coupée en deux. « ) Jamais Mark Honey ne me fait payer mes emplettes. Entre une autruche empaillée, un vase faussement chinois et une tête soi-disant réduite par les indiens Jivaros (grossière imitation japonaise en matière synthétique), je découvris le cadeau idéal pour madame Hudson : une boule de rêve. Madame Hudson adore ces petites sphères de verre, qui, lorsqu’on les secoue, font tomber une neige de coton sur la minuscule reproduction de quelques monuments célèbres ou illustres personnages. Plus heureux que le banquier de la City est celui qui préserve en son cœur un peu de son d’enfance ! J’avais donc déniché une boule de rêve où la neige tombait sur notre chère reine Victoria, cadeau idéal, et j’en oubliais mes tourments, quand, tout à coup… mes jambes se dérobèrent sous moi. Sur un rayon poussiéreux je vis la statuette du Grand Manimatou, oui, Watson, celle qui présentement trône sur ma cheminée ! Rendez-vous compte, mon bon ami ! J’avais demandé un signe au Grand Manimatou, il m’était donné ! Je caressai longuement d’une main tremblante la statuette, noire, luisante, de pierre volcanique, plus douce au toucher que doit l’être la peau de dame Vénus. Avec dans ma poche la boule de rêve et sous le bras la statuette du Grand Manimatou, je regagnai à grands pas mon logis, en proie à la plus vive exaltation… tempête sous un crâne ! ! ! J’emprunte l’expression à Victor Hugo. Le grand poète, qui s’entretenait avec les esprits et percevait la sombre voix de la Bouche d’Ombre, marchait sans doute à mon côté. Alors que la nuit tombait, ma marche fut ralentie par la foule massée sur une place étroite, aux pavés gris, tout gluants de mousse. Devant le bon peuple, un bel enfant blond chantait des cantiques  d’une voix angélique vraiment, accompagné au violon par un vieillard à barbe de père Noël. Un petit singe capucin habillé d’un petit veston rouge passait dans le public, tendant une sébile, mais le public était plutôt radin. À un moment, le quadrumane se perchant sur mon épaule, mendia quelques pennies que je lui accordai volontiers. Le singe me regardait de ses petits yeux noirs et comme brillant de fièvre. Et le petit singe toussotait, il devait être malade vraiment ! Quelle tristesse se dégageait de ce spectacle, mon bon Watson ! La voix angélique de l’enfant ne montait-elle pas en vain vers les cieux ? La foule chiquait, fumait, buvait, prisait, crachait, riait grassement aux facéties du pauvre animal ! Je remarquai dans cet amas triste d’humains un pick-pocket, puis un souteneur, un maître chanteur et un faux-monnayeur de ma connaissance. Un gentleman boursicoteur de ma connaissance, qui ruina par ses manœuvres de pauvres gens était venu là s’encanailler ! Le même doute atroce me ressaisit. Ne m’escrimais-je pas en vain contre le crime ? Et si le Grand Manimatou, dans sa sagesse supérieure, approuvait les actions de ces malfaisants, Lui Qui connaît seul le pourquoi du Bien et du Mal ? Et l’enfant chantait en vain la gloire divine devant cette assemblée de sourdes brutes, et le petit singe capucin toussait et mendiait, et le vieux raclait son violon, et je levais les yeux vers le ciel comme pour y chercher un signe, quand je vis passer, devant la pleine lune, un nuage bleu en forme de chat. C’était un signe, le deuxième, Watson, que m’envoyait en si peu de temps, le Grand Manimatou ! Et le Grand manimatou allait m’envoyer bientôt un troisième signe ! Car lorsque j’arrivai devant le 221 b Baker-Street, je trouvai, allongée devant la porte, dans la position du Sphinx, une chatte noire portant sur sa poitrine la minuscule tache blanche, la Marque de l’Ange ! La féline vint se frotter en ronronnant à mes jambes, puis sauta pour se blottir dans mes bras. Cette chatte qui ne pouvait s’appeler logiquement que Blue Moon se prélasse à présent sur vos genoux, Watson. J’avais invoqué le Grand Manimatou pour qu’il m’éclairât sur la justesse de mes actions. Trois fois il m’avait envoyé un signe ! Je décidai alors de convier Irène Adler et Jérémy Moriarty à venir aujourd’hui au 221 B Baker Street, en ce cinq janvier 1907, jouer avec nous, sur le coup de onze heures de la nuit, au Jeu de la Couronne… où plutôt à se soumettre au jugement souverain du Grand Manimatou …Et maintenant, Watson, finissons cette excellente bouteille !

Ainsi parla pour la deuxième fois le Maître de Baker Street. Holmes mit une nouvelle bûche dans la cheminée, regagna son fauteuil. Nous bûmes en silence le reste de Brandy.

– Holmes… ces saltimbanques que vous avez rencontrés… je les connais. Chaque dimanche, ils se produisent sur la place où nous habitons, madame Watson et moi (en cet an 1907, remarié, je ne logeais plus au 221 b Baker Street)… Le vieux au violon s’appelle Vitalis, le gamin Rémi, et le petit singe, Joli Cœur. Hélas, dimanche dernier, Joli Cœur manquait au trio. Je crains que le pauvre animal n’ait succombé à une pneumonie.

– Soyez sûr que Joli Cœur est à présent parfaitement heureux. Le Grand Manimatou accueille avec bienveillance ces ébauches de l’Homme, Son meilleur serviteur !

J’hésitais à évoquer ce qui me troublait le plus, de crainte de déchaîner la colère du Grand Manimatou dont la messagère, la chatte Blue Moon, toujours blottie sur mes genoux, me z’yeutait tel un moineau. Je commençais à croire moi-aussi. Je finis par lâcher :

– Enfin, Holmes, comment vous, dont l’esprit est raisonneur, logique, déductif… comment pouvez-vous accorder crédit à ces histoires de signes ?

– Il y a plus de choses dans le Ciel et sur la Terre que n’en rêve notre philosophie… Shakespeare écrivit ceci, sans doute inspiré par le Grand Manimatou… Il est loin, Watson, ce temps de nos vertes années où je vous affirmais, en 1884, que je me fichais éperdument de savoir qui, de la Terre ou du Soleil, valsait autour de l’autre. Quelle arrogance, alors, que la mienne ! Depuis, J’ai beaucoup étudié, réfléchi. Je sais qu’il existe, dans l’univers, et sans doute à l’infini, des galaxies… Notre planète n’est qu’un point misérable de cet univers, dérisoire grain de sable perdu dans la plage de milliards de nébuleuses… Géante rouge ou naine blanche, notre soleil finira par mourir. Qui gardera la mémoire de l’humaine espèce, des cantates de Bach, des poètes dits « immortels » ? Vraiment, l’humain n’est qu’un singe qui se prend au sérieux et, au fond, ne sait rien. Joli Cœur fut plus raisonnable que nous ! Que savons-nous de ce qui nous entoure ? Nous nous fions à nos cinq misérables sens si limités, bien plus limités que ceux, autres, de notre amie Blue Moon ! Rassurez-vous, Watson, je ne démissionne pas devant le mystère. Je ne vire pas obscurantiste, je n’abdique pas ma raison ! Plus que jamais, je déduis. Et je déduis que nous vivons au coeur d’un effroyable écheveau, pelote emmêlée où se mêlent les fils du Bien et du Mal. Et le devoir du logicien consiste à dénouer ces bouts de fils… mais où cela nous mènera-t-il ? quelle épouvante ! Watson, je ne crois pas aux signes. Je les constate et en déduis qu’il s’impose, cette nuit et en ce lieu, d’implorer le jugement du Grand Manimatou… en jouant, vous et moi au Jeu de la Couronne avec pour partenaires Irène Adler et Jérémy Moriarty !

– Enfin, Holmes, ces invités vont-ils venir ? Ont-ils seulement lu votre annonce ? Et sauront-ils interpréter le message ? Et ce Jeu de la Couronne… ou plutôt, ce jugement, allez vous enfin m’éclairer sur lui !

– Soyez sûr que vont déboucher ici et sous peu la belle Irène et l’infâme Moriarty. Tous deux me savent petit neveu du grand Horace, vous l’apprîtes à toute l’Angleterre. Soyez assuré que chaque jour ces prédateurs épluchent les petites annonces du Times, Irène pour dénicher un nouvel époux, Moriarty quelque pigeon à soulager de sa fortune ! Oui, tous deux viendront, car tous deux, initiés connaissent Le Jeu de la Couronne et brûlent d’être consacrés reine et roi ! Mais il est temps de vous expliquer enfin les règles de ce jeu, nos invités arrivent sous peu.

Holmes se dirigea vers un coffre de pirate posé à même le plancher, devant le bahut encombré de cornues.

– Ce coffre où long John Silver devait entasser perles et diamants ne contient plus à présent que des documents. Voici mes notes relatant quelques-unes de mes aventures inédites (Holmes brandit quelques manuscrits couverts de son énergique et nerveuse écriture.) Voici l’Aventure du Nain qui Danse, celle du Perroquet Bègue, celle du Ténor Muet… du Caniche Assassin… souvenirs, Watson, souvenirs… (Le justicier brandissait à présent des lettres parfumées, mauves, roses ou bleues, non ouvertes, et couvertes d’une écriture exaltée.) Et voici les lettres de mes admiratrices. Je ne les ouvre même plus. L’hystérie, hystérie, du latin  » utérus  » de ces furies en proie à l’instinct génésique me fatigue à présent… (Le souci de vérité m’oblige à rapporter ces paroles, assez misogynes hélas, mais les grands hommes n’ont-ils pas leurs défauts ? -note du docteur Watson.) Ah, le voici enfin, ce carnet de voyage où je relate les étranges coutumes des indiens Delatalos… Vous allez enfin tout savoir, mon ami, sur le Jeu de la Couronne et le Jugement du Grand Manimatou !

Et Holmes, debout devant moi, solennel comme un évêque officiant, se mit à lire ce qui suit, tandis que la chatte Blue Moon m’observait, ronronnant sur mes genoux.

Vous êtes impatient de découvrir le jeu de la Couronne et le Jugement du grand Manimatou …C’est dans l’épisode 4 mercredi 8 mai 2019 sur le blog.

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