2 Mai 2019

Pour fêter cette décade du Dix Vins Blog, son papa Henri Merle vous offre cette délicieuse aventure de Sherlock Holmes qu’il a écrite spécialement pour les lecteurs du blog…son cadeau….Un savoureux pastiche loufoque et farfelu à souhait mais qui respecte scrupuleusement l’original…Car jamais Henri ne trahirai Conan Doyle et le vieil Holmes….Régalez vous c’est cadeau et les fans devraient adorer !
Le sage sait savourer, lors de son bref séjour terrestre, ces menus plaisirs, annonciateurs des félicités de l’Outre Monde. En ce cinq janvier 1907, veille de l’Épiphanie, m’essayant à la sagesse, enfoncé dans un confortable fauteuil, je regardai d’un air attendri mon vis à vis, mon ami Sherlock Holmes, jouer avec un félin. Holmes, dans un fauteuil jumeau du mien, caressait une longue, longue et fine chatte noire qui ronronnait, allongée sur ses genoux.
– Blue Moon gentille, gentille, chatencachou vous êtes mignonne comme tout ! bêtifiait le grand Holmes.
Derrière nous, sur la cheminée de notre logis du 221 b Baker Street, trônait une autre chatte, mais de pierre, aussi longue, aussi noire d’encre, aussi luisante que le félidé Blue Moon.
– Blue Moon gentille, gentillette, fille du Manimatou la gentille minouchette !

La longue main nerveuse du détective caressait, presque amoureusement, la fourrure électrique. Si la canaille de Londres, d’Angleterre et d’Europe, canaille des bas-fonds, canaille de la gentry, contre laquelle Holmes menait une impitoyable lutte depuis tant d’années, avait pu voir le justicier s’abandonner ainsi à cet attendrissement puéril, nul doute qu’elle en eût été fort surprise.
Big-Ben venait de sonner sept heures de la nuit. En écho, la pendule suisse de la cuisine répondit à la vénérable cloche par sept coucous mécaniques. Les lampes à gaz du salon depuis longtemps allumées, luttaient, rassurantes, contre les ténèbres de cette nuit sans lune. Un bon feu crépitait dans la cheminée; de notre salon, nous entendions madame Hudson, notre bonne logeuse, chantonner dans la cuisine d’où provenait une alléchante odeur de tarte à la frangipane. Toutefois, le chant joyeux de notre optimiste bailleuse s’entrecoupait de gémissements, preuve que l’aimable dame éprouvait quelque contrariété.
Malgré les gémissements intermittents de dame Hudson, sans la douleur torturant mon estomac, mon bonheur eût été complet, dans ce douillet sweet-home, alors qu’au dehors, le fog, ce maléfique brouillard londonien, s’était abattu sur la ville, s’insinuant dans les rues comme une pieuvre aux mille tentacules.
– Vous avez raison, fit Holmes, sans cesser de caresser la chatte Blue Moon, le brouillard londonien semble être en effet une pieuvre aux mille tentacules.
J’eusse dû ne marquer aucune surprise, habitué depuis des lustres aux déductions de Holmes, mais cette fois, c’était vraiment » fort de café » comme disent les français.
– Ah, ça, Holmes, je m’étais bien juré de ne plus me laisser surprendre, mais là, j’avoue que…
Les yeux gris de Holmes me dévisageaient, goguenards. Les yeux émeraude, posés sur moi, de la chatte Blue Moonse gaussaient-ils eux aussi de mon incompréhension ? J’en conçus une certaine irritation.
– Enfantin, mon cher Watson… Depuis que vous êtes assis dans ce fauteuil, vous n’arrêtez pas de sourire béatement, mais votre sourire disparaît parfois lorsque vous portez la main à votre abdomen. Vous souffrez d’élancements stomacaux dûs à une indigestion de poulpe, ce poulpe au riz dont vous vous êtes régalé dans l’excellent restaurant chinois de Whitechapel où nous avons dîné hier soir. Songeant au brouillard londonien – je vous ai vu jeter un coup d’oeil par la fenêtre- vous avez associé, car vous êtes un incorrigible poète, le fog à la pieuvre au safran dont vous vous êtes honteusement goinfré ! Veillez à votre santé, Watson… nous ne sommes plus des jeunes gens ! Un conseil : mangez léger !
Le discours paternaliste et sarcastique de Holmes, que semblait approuver la chatte par son ronronnement, me mit, je l’avoue, hors de moi.
– Enfin, Holmes, votre santé à vous, en prenez-vous soin ? Si je me suis goinfré de poulpe, hier soir, dans le sordide bouge où vous m’avez entraîné, c’est parce que vous m’avez laissé manger seul, cependant que vous négociiez, avec le patron de ce tripot asiate, en buvant de concert avec lui, force verres d’alcool, l’achat de deux flacons contenant je ne sais quel louche produit.
– Ces flacons contiennent chacun un onguent qu’il me fallait obtenir au meilleur prix… et à tout prix. Je n’ai absorbé l’infect tafia de ce fils du Ciel que pour négocier. Car dans ce monde de requin, il faut savoir tenir l’alcool ! Et méditez ceci, mon bon Watson : les requins ne font jamais la sieste…contrairement à vous !
Le ton presque tendre du détective fit fondre ma rancune. Mais un doute m’assaillit soudain. Je m’enquis d’une voix tremblante :
– Holmes, ces deux flacons… ne contiendraient-ils pas…
– Non, Watson, nulle drogue, nul passeport pour ces paradis artificiels que décrivit cliniquement le grand Baudelaire… cet ami des chats qui connut sans doute notre amie Blue Moon. (Et la main de Holmes continuait à caresser la féline.) Voici belle lurette que j’ai renoncé à la cocaïne.
– Alors, Holmes… ces flacons… que contiennent-ils ?
La main de mon ami cessa de caresser la chatte. Holmes posa son long index sur ses lèvres minces…
– Motus et bouche cousue, vous le saurez sans doute un jour… disons que les requins ne font jamais la sieste, mais que grâce au contenu de ces flacons, on peut les endormir… et pour longtemps peut-être… Mais allons plutôt rendre visite à cette bonne madame Hudson qui doit attendre que nous la complimentions pour ses dons de pâtissière… et puis son chantonnement entrecoupé de gémissements m’inquiète quelque peu… Pardon de vous abandonner un instant, O chère Blue Moon !
Avec les attentions d’une mère couchant son nouveau-né, Holmes déposa la chatte au creux du fauteuil pour se diriger vers la cuisine.
– Suivez-moi, Watson, une surprise vous attend.
La première chose que l’on apercevait en pénétrant dans la cuisine, c’était un immense buffet noir au bois poli par les ans, au sommet duquel une collection d’animaux empaillés vous dévisageaient de leurs yeux de verres. Une chouette, un iguane, un petit singe, un crapaud géant qui fut venimeux, entre autres, composaient cette morbide collection. Quel obscur complexe le docteur Freud, dont la célébrité débutait, aurait-il déniché dans l’inconscient tourmenté du détective ? Seul être animé de la pièce, la bonne dame Hudson se lamentait devant la grande table de chêne où trônait une énorme galette à la frangipane placée sur une assiette de faïence bleue. À côté de la galette, quatre couronnes de cuivre : trois couronnes de rois, une de reine, un peu plus petite. Curieusement, les pointes de chaque couronne s’ornaient d’une petite tête de chat.
– Ah, monsieur Holmes, j’ai honte, j’ai honte ! Figurez-vous que je n’ai pas pu mettre de fèves dans la jolie galette que voilà ! (Et les beaux cheveux gris de la bonne vieille semblaient de honte ébouriffés.) J’ai confectionné la pâte, mais quand j’ai voulu mettre deux fèves dedans, de ces fèves qui se trouvaient dans cette boîte, toutes les fèves avaient disparu de la boîte ! Alors, comme le temps pressait, et que vos invités arrivent bientôt, j’ai bien été obligé de faire cuire une galette sans fèves ! Oh que j’ai honte ! c’est le déshonneur ! Monsieur Holmes, j’espère que vous allez le retrouver, ce voleur de fèves ! C’est votre métier, après tout !
– Allons, madame Hudson, je vous promets que la prochaine de mes aventures que nous narrera ce bon docteur Watson s’intitulera » l’Aventure du Voleur de Fèves ! » En attendant, regagnez vos appartements sans regret aucun, vous n’y êtes pour rien. Et n’attentez pas à vos jours, comme ce pauvre Vatel, le cuisinier de Louis le quatorzième, quand il apprit que le poisson destiné au palais royal ne serait pas livré. Ne plaçons pas notre honneur dans la boustifaille !
Holmes tendit à la brave femme une pièce d’une couronne en or frappée du portrait de la reine Victoria, pièce de collection.
– Voici pour vos bons services ! Qu’aucun complexe de culpabilité ne vous ronge, madame Hudson, et je vous jure que le voleur de fèves s’en repentira !
Notre bonne vieille logeuse, descendant l’escalier pour rejoindre ses pénates du rez-de-chaussée, se confondait encore en remerciements entrecoupés de lamentations.
– Quelle triste époque, soupira Holmes quand nous fûmes seuls devant la galette et les quatre couronnes… de nos jours les voleurs n’ont même plus de remords.
Ce disant, il sortit de sa poche une poignée de fèves qu’ il fit sauter habilement jusqu’au plafond pour les rattraper avec l’adresse d’un jongleur.
– Enfin, Holmes… que signifient ces gamineries ? Pourquoi avoir subtilisé les fèves de cette pauvre madame Hudson ? Pourquoi une galette sans fèves ? et pourquoi ces quatre couronnes ? Et qui sont les deux invités ?

Le pourfendeur du crime remit prestement les fèves dans sa poche.
– Examinez les couronnes de près, mon bon ami. Mais sans les toucher, les trois couronnes de rois et celle de la reine. J’examinai les quatre couronnes…
– Celle-ci porte vos initiales… S.H… celle ci les miennes…J.H.W… pour l’autre couronne de roi… J.M… je ne vois pas… et pour celle de la reine… I.A… je ne vois pas non plus… Et pourquoi quatre couronnes avec des initiales… une couronne pour le roi, une couronne pour la reine eussent suffi !
– Vous mourrez de curiosité, mon cher… retournons au salon avant que vous ne trépassiez… la lecture du Times, ce bon vieux journal, vous mettra sans aucun doute sur la piste…
Dans le salon, la chatte Blue Moon, allongée dans la position du sphinx sur la cheminée, s’était enroulée autour de la chatte de pierre.
– Il est bien malaisé de distinguer laquelle des deux est vivante, n’est ce pas troublant, Watson ?
Holmes s’empara de sa pipe, la bourra, s’installa dans son fauteuil.
– Depuis que je partage la vie de Lady Blue Moon, j’ose à peine fumer, de peur de l’incommoder. Et j’hésite à jouer du violon : les cordes de mon stradivarius sont, hélas, en boyaux de chat. Mais je vois que votre patience est à bout, alors réintégrez votre fauteuil, emparez-vous du Times sur le guéridon, et lisez la petite annonce de la page trois, deuxième de la colonne de gauche. Le petit neveu du grand Horace convie, I.A et J.M à venir tirer les rois en son domicile, ce cinq janvier 1907, à l’entour de 23 heures. Venez jouer au Jeu de la Couronne ! Le Grand Manimatou sera invoqué lors de cette cérémonie. Le Grand Manimatou désignera Lui-même la reine et le roi… Ou les deux rois… Holmes, je n’y comprends goutte !
– Alors lisons ensemble le message méthodiquement, dans l’ordre. L’ordre et la méthode, tout est là, je vous le répète depuis des lustres !
» Tu m’énerves, Sherlock, vraiment tu m’énerves « , pensai-je in petto, je puis aujourd’hui l’avouer.
– Le grand Horace…
– Pensez à un peintre français…
– Horace Vernet… et vous êtes son petit neveu !
– Vous même avez révélé bien indiscrètement ce lien de parenté à vos lecteurs… veuillez poursuivre votre lecture…
– I.A ?
– Souvenez-vous de notre aventure de jeunesse que vous narrâtes sous le titre, un tantinet ridicule d’ailleurs, d’Un Scandale en Bohème ! Qui avions-nous affronté en ces vertes années ?
– Irène Adler… je me souviens… c’était en mars 1888… vous n’allez tout de même pas inviter cette aventurière… cette femme… plutôt cette femelle qui se livrait à d’odieux chantages… 1888… comme le temps passe ! Cette gourgandine ne doit pas être de la première fraîcheur…
Holmes souffla vers moi un rageur nuage de fumée. Ses yeux, revolvers, m’eussent abattu sur le champ.
– Irène Adler n’a jamais été aussi belle. Souvenez-vous qu’elle est LA femme. Qu’en outre elle chante l’opéra avec une remarquable voix de contralto. Et l’expression » de la première fraîcheur « , s’il s’applique à la morue, ne saurait qualifier une femme du monde ! Vous me décevez, Watson, depuis vingt-trois ans que nous nous connaissons, c’est la première fois que je vous entends jurer comme un cocher de fiacre, vous dont le vocabulaire est d’un parfait gentleman!
Pas de doute. Le grand Holmes était mordu et il avait Irène Adler dans la peau, pour parler comme les français. Ainsi, cet être d’exception, qui prétendait se moquer du sentiment amoureux, se prétendant cérébral-né, révélait soudain un inconscient passionné, frénétique, romantique. Son sur -moi avait sauté comme le bouchon d’une bouteille de champagne, et je venais de prendre le bouchon dans l’œil. Je m’enquis avec quelque inquiétude :
– Si ma mémoire est bonne, Holmes, Irène Adler a épousé un certain Godfrey Norton, membre du barreau.
– Ce fut un mariage bien malheureux. Ce Norton apparemment si séduisant se révéla très vite être un goujat. Mais ce maroufle se noya lors d’une croisière en bateau, par une malencontreuse chute dans l’océan, chute inexpliquée. Irène Adler est présentement veuve et non remariée.
Je n’osais pas demander si Irène Adler se trouvait aux côtés de son mari, et si le pont était déserté par les autres voyageurs, au moment de la fatale chute. Que je jouasse au détective, ce n’était pas le moment. Cependant Holmes avait recouvré tout son calme. Je me demandai et me demande encore si je n’avais pas rêvé cette explosion du bouchon.
– Poursuivons, Watson, poursuivons… Que vous suggèrent les autres initiales J.M ? Faîtes un petit effort… Souvenez vous de l’ « Aventure du Dernier Problème » !
– Enfin, Holmes, c’est impossible ! J.M, ce ne peut-être que James Moriarty, et Moriarty est mort, vous même l’avez précipité dans les vertigineuses chutes d’eau de Reichenbach, en 1891 ! Puis vous avez disparu, pour ne reparaître qu’en 1894, laissant croire à la planète entière, et à moi-même, que vous l’aviez suivi dans cette chute !
Holmes me jeta un regard presque affectueux.
– Et vous m’en voulez encore, mon bon vieux Watson, de vous avoir fait croire à mon trépas, vous laissant trois années dans la peine ! Mais pouvais-je agir autrement ?
Mais rassurez-vous, James Moriarty, le Napoléon du crime mijote bien à cette heure dans la marmite de Satan… cependant… Moriarty avait un frère jumeau… Jérémy, un vrai jumeau, un jumeau sorti du même œuf diabolique qui se dédoubla pour le plus grand malheur des hommes ! Et ce jumeau, quoique d’âge certain, est toujours vivant. Et à côté de Jérémy Moriarty, James Moriarty n’aura été qu’un aimable boy-scout, une recrue de Baden Powell !
Holmes fit une pause, bourra sa pipe puis la ralluma, comme s’il hésitait avant d’annoncer une horreur suprême. Il me prit le poignet pour mieux marquer son propos. Sa main était plus froide que le marbre d’un tombeau et sa voix, sépulcrale…
– Jérémy Moriarty a blanchi les sommes d’argent colossales qu’il a amassées, grâce au crime crapuleux, dans la haute finance, devenant ainsi un membre respecté de la gentry. La haute société le salue chapeau bas. Beaucoup de fortunes ramassées dans la nuit des bas-fonds finissent hélas par briller sous le soleil de la respectabilité, éblouissant le bon peuple, toujours dupe. Mon frère Mycroft, qui vous le savez occupe une place occulte mais de la plus grande importance à la tête de l’état m’assure que Jérémy Moriarty envisage une carrière politique. Une canaille au gouvernement, ne serait-ce pas choquant, Watson ?
– Et c’est avec de tels gens, une aventurière, veuillez pardonner l’expression, et un criminel de haut vol que vous avez décidé de pratiquer le Jeu de la Couronne, au cours de cette cérémonie du Grand Manimatou, où seront désignés une reine et des rois, cérémonie à laquelle, je le répète, je ne comprends goutte !
Comme je prononçai le mot » Manimatou » la chatte Blue-Moon interrompit sa méditation de sphinx pour revenir se blottir presto sur les genoux de Holmes.
– Sa majesté Blue-Moon me fait comprendre que je vous dois quelques explications. J’aurais dû commencer par là… de l’ordre, de la méthode, on ne le dira jamais assez… L’histoire risque d’être longue. Servez-nous donc deux verres de cet excellent brandy, mon cher, ils nous aideront à supporter un éprouvant… terrifiant voyage.
Le feu crépitait dans la cheminée. Huit heures de la nuit sonnait au clocher de Big-Ben, coups auxquels répondit en écho la pendule coucou de la cuisine. Le brouillard, telle une pieuvre aux mille tentacules s’immisçait dans la moindre ruelle. Alors parla le grand Sherlock.
Découvrez la deuxième partie de L’Aventure du Grand Manimatou samedi 4 mai …
