
La France est-elle toujours la patrie des intellectuels engagés ?
« Depuis longtemps, le philosophe et le théologien tentaient d’unifier pour le prince et pour le peuple une conception du monde et des hommes. Au milieu du 19e siècle est apparue une nouvelle figure celle de l’intellectuel qui s’engage à rendre compte des grands aspects de notre condition : système socio-économique, organisation politique ou encore responsabilité morale » nous dit le sociologue Denis Duclos.
Ce terme » Intellectuel » a pris en France un sens péjoratif ( de désordre, de dégénérescence ) au moment de l’affaire Dreyfus où les anti-intellectuels dénonçaient l’engagement individuel d’écrivains et de penseurs tels qu’Emile Zola, Octave Mirbeau ou Anatole France en faveur de l’officier Dreyfus.
Aussitôt décrié en France, en Russie ou aux Etats Unis, l’intellectuel engagé » pour ce qui ne le regardait pas » par les anti-intellectualistes est en même temps revendiqué depuis toujours comme un atout précieux dans le mouvement moderniste et s’est imposé comme une spécificité française.
Quelques définitions
Au sens étymologique » Intellectuel » vient du latin intellectualis, qui se rapporte à l’intelligence ( discerner, comprendre ) et composé du préfixe inter ( entre ) et du verbe legere ( cueillir, choisir, lire ).
Dans le dictionnaire, c’est celui qui exerce une profession faisant appel exclusivement à l’activité de l’esprit, à la réflexion, aux manipulations abstraites, par opposition aux activités manuelles et physiques.
Plus restrictive : penseur, idéologue, théoricien qui s’engage dans la sphère publique pour faire part de ses analyses, de ses points de vue, pour défendre des valeurs, etc. C’est une figure contemporaine distincte de celle plus ancienne du philosophe qui mène sa réflexion dans un cadre conceptuel.

» Etre intellectuel c’est un peu avoir la conscience de tous » écrivait Michel Foucault dans sa distinction de l’intello d’hier proche de la figure de l’intellectuel total. De nos jours pour beaucoup de chercheurs le nouvel intellectuel est devenu un simple expert dont la parole ne porte aucun engagement.
Au tournant des années 80, certains penseurs et sociologues constataient déjà la disparition de l’intellectuel universaliste engagé, sur le modèle de Voltaire, Sartre ou Zola.
» Ils n’ont plus la cote en France » ajoutait le philosophe André Gluksman, l’exemple le plus frappant est la visite du philosophe médiatique Alain Finkielkraut apostrophé par des participants au mouvement » Nuit debout » en avril 2016 place de la République à Paris.
Depuis les premières manifestations des » Gilets Jaunes « on les cherche partout, ils sont les grands absents des cortèges, personne ne les a croisés sur les Ronds Points. Nombre d’intellectuels aux tempes argentées qui avaient connu mai 68 n’ont pas défilé auprès des manifestants, d’autres curieux sont allés voir à quoi ressemblait ce » mouvement social non identifié » et beaucoup, sans y être allés, y sont allés de leur opinion sur le sujet.
Pourtant habitués des soulèvements populaires, chaque révolte a eu ses penseurs tels les philosophes des lumières pour la révolution française, tels Sartre et Simone de Beauvoir qui deviennent durant les événements de mai 68 les portes paroles de la Fronde et terminent au poste de police comme n’importe quels manifestants.
Les Gilets jaunes reprochent aux intellectuels » d’être déconnectés du peuple « . A entendre leurs témoignages, « La fracture est bien présente, cela veut dire qu’on n’a pas besoin qu’on nous dise ce qu’on a à faire … » Les intellectuels semblent avoir perdu la confiance du peuple, une réconciliation est-elle possible ?
Faut-il être né dans la classe populaire pour la représenter ?

Pour L’historien Gérard Noiriel : « La plupart du temps, les élites sont éloignés de la classe populaire, il la méconnaissent et ils ignorent eux-mêmes qu’ils puissent avoir un regard méprisant envers le peuple. C’est une sorte d’aveuglement, tel l’exemple de Victor Hugo issu de l’élite, qui, lorsqu’il prononce son discours d’élu à l’académie française en 1841 parle de » populasse » en parlant de la classe populaire.
En réponse, Jacques Vinsard, l’un des premiers écrivains ouvrier de l’histoire, lui signifie que le mot « populasse » est humiliant. Hugo culpabilise et prend conscience de l’opinion étroite qu’il a du peuple. Dans son roman Les Misérables Hugo évolue tout au long de son récit dans un sens plus positif pour devenir une sorte de représentant du peuple.
Le peuple n’a pas réussi seul sans intellectuels à remporter des batailles. Pendant la révolution il s’est formé une alliance entre la classe moyenne, les élites et les classes populaires. A toutes les époques de grandes transformations, il y a toujours eu des penseurs qui ont le privilège de pouvoir s’exprimer dans l’espace public, de rationaliser, de proposer aussi des solutions..
En mai 68, la révolte était enthousiaste, hédoniste et porteuse d’avenir. Elle revendiquait une libéralisation des idées et des mœurs. Aujourd’hui, c’est une révolte des oubliés du système néolibéral qui revendiquent une meilleure justice sociale, c’est une manifestation de tous les âges et pour les générations futures.
Pour François CUSSET, historien des idées : » La fracture entre intellectuels et le monde social n’est pas inédite. Ce n’est pas à l’occasion des Gilets jaunes qu’on découvre que les intellectuels ont soit disparu, soit sont partis dans le camp d’en face, celui du pouvoir.

En 1995, lors du grand mouvement social, le plus vaste entre mai 68 et les Gilets Jaunes, en dehors du sociologue Pierre Bourdieu et de quelques intellectuels de gauche, la grande majorité des intellectuels officiels défendent la réforme des retraites du gouvernement contre des milliers de grévistes et manifestants, c’est un peu ce scénario qui se répète aujourd’hui.
La trahison des uns a provoqué la défiance des autres. Pour sortir de la crise il est temps de s’ouvrir aux idées nouvelles. Peut-être est-on devenus tous des intellectuels, les Gilets Jaunes montrent bien, qu’il y a une démocratisation du travail intellectuel.
On n’est plus du tout dans le modèle de l’intellectuel tel que le définissait Lénine au siècle passé : « A l’avant garde du mouvement social, il y aura les intellectuels, car eux ils savent mieux, ils savent plus et ils vont conscientiser les masses. » C’étaient les mots marxistes de l’époque.
Grâce à la multiplication des canaux de diffusion des idées, notamment internet on assiste aujourd’hui à l’émergence d’un phénomène nouveau : » l’intellectuel collectif « , c’est à dire la capacité d’un groupe à devenir autonome, à faire lui-même le travail intellectuel ensemble au lieu de le déléguer aux professionnels que sont les intellectuels officiels actuels, soit universitaires, soit les essayistes de télévision.

Cela c’est vu en Janvier 2019 à Commercy avec la grande réunion nationale des comités populaires locaux des Gilets Jaunes qui s’est tenue, avec des délégué-es venus de toute la France pour rassembler et mettre en commun les cahiers de revendications et décider d’un mode d’organisation collectif, authentiquement démocratique.

Pour Barbara CASSIN philosophe et philologue ( étude du langage ) : « Les mots employés caractérisent la période que l’on vit. Les trois premiers qui me viennent à l’esprit sont : maintenant, gilets et confiance.
Le mot confiance a été repris dans la lettre qu’Emmanuel Macron avait adressé au peuple le 13 Janvier 2019. Est-ce manque de confiance en soi et avec les autres, qui fait qu’on a du mal à se parler et qu’il y a de la violence, voire de la haine un peu partout ?
Dans ce mouvement inédit, toutes les frustrations remontent à la surface et des gens prennent la parole alors qu’ils ne l’on jamais eue jusqu’à présent. Le langage, les mots employés dans les discours témoignent du clivage culturel entre élites et classes populaires, les mots très élaborés du Président dans sa Lettre au peuple montrent qu’il ne parle pas le même langage que celui des classes populaires qui utilisent des mots simples pour exprimer des choses simples. «
La rhétorique, la dialectique de la parole sont de redoutables instruments de domination. Dans cette France fracturée par les inégalités sociales, la connaissance, la culture, la langue devraient être accessibles à tous. Il n’y a que cela qui peut nous faire aimer le monde dans lequel on vit pour le construire ensemble, pour nous comprendre et avancer dans le bon sens.
Aujourd’hui la classe populaire se révolte contre le » trop plein » de politiques par lesquelles elle se sent ignorée, matraquée, malmenée par la technocratie néolibérale où les individus ne sont plus que des éléments comptables dans des travaux statistiques.

« Le livre Germinal est pour moi un livre fondateur, nous dit Olivier Besancenot. A toutes les bonnes âmes, Zola explique que la violence qu’exprime le peuple est un trop plein d’humiliations quotidiennes qui fait déborder le vase en s’exprimant radicalement,« .
Pour le philosophe Michel Onfray » Au début de ce mouvement on n’en serait peut- être pas arrivé là s’il y avait eu une écoute et un peu d’intérêt de la part du gouvernement et du Président « .
Pour le philosophe et sociologue allemand Axel Honneth « Il ne saurait exister de justice sociale si les individus ne sont pas reconnus et valorisés socialement. La mésestime sociale conduit à la mésestime politique, à la mise au rebus de la volonté citoyenne « . La reconnaissance constitue pour lui le meilleur point de vue, la meilleure » ligne de faille » pour critiquer nos sociétés capitalistes modernes et leurs pathologies.
« Le peuple méprisé est bientôt méprisable. Estimez-le et il s’élèvera » a écrit le philosophe Alain. Il ajoute » La défiance a fait plus d’un voleur, une demi-confiance est comme une injure…Si je me crois haï, je serai haï et pour l’amour il en est de même..« . Nos gouvernants en prennent-ils pris la mesure ?
Pour Machiavel ( philosophe humaniste italien de la renaissance ) le champ politique est le lieu d’affrontement du destin et de la volonté. Le chef de l’Etat doit incarner la volonté de dépasser la nécessité et les contraintes conjoncturelles pour s’adapter aux circonstances, à la maîtrise de soi, de l’avenir et de ses opposants. Il doit se départir de tout idéalisme qui le contraindrait à moraliser sa politique.

Le philosophe, sociologue Edgar Morin ne pouvait pas rester silencieux sur le mouvement des Gilets Jaunes. Il a publié sur son blog de Médiapart : » La couleur jaune d’un gilet a rendu visibles les invisibles. Quelles que soient les scories que comporte ce mouvement, quels que soient les parasitages dégradants, voyons que, dans le soudain redressement des courbés, dans la vocifération des ignorés, dans l’exaspération des derniers de cordée, il y a la revendication d’hommes et de femmes, de vieux et de jeunes, d’être reconnus comme êtres humains à part entière «
A 90 ans, il publiait en 2011 en compagnie de son ami Stéphane Hessel (184 ans à eux deux !) un manifeste, » Le chemin de l’espérance « , où ils mariaient leur ardeur juvénile et leurs réflexions, préconisant l’insurrection des consciences et l’exigence citoyenne.

Peu de temps auparavant, en octobre 2010, Stéphane Hessel âgé de 93 ancien diplomate et corédacteur de la Déclaration universelle des droits de l’homme, avait publié » Indignez-vous ! « , un opuscule qui devint un phénomène d’édition traduit en 34 langues et vendu à 4 millions d’exemplaires en Europe et dans le monde. Il est devenu le cri de ralliement de la jeunesse notamment en Espagne avec » los indigniados « . Les intellectuels s’engagent encore malgré leur grand âge !
Les intellectuels auraient-ils disparu ?
Alors que « depuis le milieu du 19è siècle, l’intellectuel s’était consacré essentiellement à la critique savante du scientisme ( qui considère que la connaissance ne peut être atteinte que par la science ) comme pouvant être une « dérive dangereuse « , après la chute du mur de Berlin et face à la victoire planétaire du néolibéralisme, l’intellectuel devient » l’ennemi du progrès » et c’est alors qu’une nouvelle figure s’impose, celle de » l’expert spécialisé médiatique » , nous dit le sociologue Denis Duclos.
Au tournant des années 1980, ont ainsi succédé à la figure traditionnelle de l’intellectuel, celles de l’éditorialiste de presse, de l’universitaire international ( dans le champ académique ) ou encore de l’intellectuel spécifique ( en matière de savoir ).
En même temps, l’essor des médias audiovisuels depuis vingt ans a creusé le fossé entre intellectuels médiatiques et penseurs universitaires très peu visibles dans les médias » Là où la société règne, la pensée s’éteint » écrivait l’essayiste JC Milner. En 2005, l’historien Gérard Noiriel expliquait le déclin de ces « fils maudits de la République » par « l’ascension des experts et des intellectuels de gouvernement aux dépens de l’intellectuel critique « .
Pour Gisèle Sapiro sociologue et Christian Delporte historien : » Dans les années 60/70 quand Michel Foucault était sollicité par le journaliste Pierre Dumayet on allait chercher avec une sorte de respect la parole du penseur, de celui qui avait » la conscience du monde « , qui en était un peu la sentinelle..
A partir des années 80, le rapport de force entre les intellectuels et les médias s’inverse, les choses changent avec l’arrivée des nouveaux philosophes médiatiques. Les espaces médiatiques se multiplient, se fractionnent et l’intellectuel est de plus en plus un spécialiste : économiste, psychologue, historien, sociologue, etc, d’où la multiplication des pages de tribune. Ce n’est pas la fin des intellectuels, mais un changement de positionnement notamment dû à la fin de la » guerre froide « . On parle de » massification de l’enseignement » et aussi d’une spécialisation de plus en plus forte en sciences humaines.
Aujourd’hui dans les médias, l’intellectuel est un commentateur qui sert à éclairer l’actualité surtout la plus immédiate. Dans l’audio visuel comme dans la presse écrite, on attend qu’il corresponde aux formats, aux mécanismes mêmes des médias. L’Intellectuel médiatique est non seulement un expert mais aussi « un bon client ». Les journalistes imposent les questions auxquelles les experts doivent répondre alors qu’autrefois on allait chercher » une parole » chez l’intellectuel. Par ces interventions très cadrées parfois l’expert se sent trahit de la manière dont l’article est rapporté.
Depuis l’explosion des chaînes d’info et du web social dans les années 2000, les médias ont évolué dans leurs pratiques et la rigidité des supports médiatiques a disparu avec internet. La fabrication et la circulation de l’information n’ont jamais été aussi rapides, nous sommes à l’ère de l’information en direct et en permanence. Sur le marché des idées, les intellectuels doivent être de plus en plus en phase avec l’attention médiatique et on réduit les idées à peu de choses pour ne retenir que celles qui sont télégéniques.
De nouvelles formes de journalisme apparaissent qui exploitent des données pour en tirer des informations. L’islamophobie est un exemple de construction médiatique, une sorte de coopération et d’assemblage entre intellectuels et médias.
La multiplication des canaux de diffusion favorise les échanges et la diffusion des idées, mais participe surtout à leur dispersion.
Dans cet espace médiatique voué à la compétitivité, difficile parfois pour le citoyen lambda de trouver l’information la plus pertinente, la plus complète et de pouvoir ainsi se forger sa propre opinion.

Pour Pierre Rosanvallon historien et sociologue : » Si on appelle intellectuel celui qui peut à lui seul être la conscience du pays comme l’étaient dans le passé Voltaire ou Rousseau, ce type d’intellectuel n’existe plus. Mais si on appelle » intellectuel » celui qui fait des recherches, des enquêtes sur la société, qui construit des modèles économiques, qui produit des livres d’histoire, ces intellectuels n’ont pas du tout disparu. Le » silence des intellectuels « , c’est le silence d’une image aujourd’hui disparue, inutile de la faire renaître. L’intellectuel aujourd’hui ce n’est pas celui qui est le guide du peuple, ni celui qui compte, ni qui parle à la place des autres, c’est celui qui donne à tous des moyens de mieux comprendre le monde dans lequel il vit, il arme les citoyens pour qu’ils soient plus lucides et plus capables d’action. Tous les travaux qui se font en sociologie ou en économie sur les inégalités, sur le commerce mondial ou sur l’école montrent que d’un côté il y a ceux qui font des essais tonitruants, et d’autres qui font des expérimentations avec des travaux approfondis récemment publiés, les productions sont nombreuses et il faut les faire connaître. «
Si l’intellectuel intervient dans les médias c’est aussi dans sa mission sociale de communication et de vulgarisation des idées et des connaissances au grand public. L’autre raison c’est que cela permet de ne pas laisser le champ libre à ceux qui n’y connaissent rien.
Pour Didier ERIBON sociologue et philosophe « Je suis dans l’action de l’intellectuel engagé et critique pour comprendre le monde dans lequel nous vivons et tenter de le transformer pour une meilleure justice sociale, c’est le rôle sociétal des intellectuels. «
Comment peut-on classer ceux qui acceptent le monde tel qu’il est ne s’engagent pas ? Je conçois l’intellectuel comme quelqu’un qui crée de la pensée, qui réfléchit sur des nouveaux problèmes et qui accompagne les mouvements sociaux, pour essayer de trouver et produire des significations progressistes et subversives de ces mouvements. Quand on veut réfléchir, poser des questions et faire le diagnostic du présent disait Foucault » il faut installer son observatoire sur des lignes de faille soit personnelles, soit celles qui sont montrées dans les mouvements sociaux. «

Dans la pièce de théâtre tirée de son célèbre livre » Retour à Reims » mis en scène par Thomas Ostermeier, Didier Eribon, né dans un milieu populaire, décortique le corps social de son enfance pour mieux comprendre en profondeur ce qu’il est aujourd’hui. » C’est aussi rajoute-t-il pour nous aider à sortir des théories comme celle du complot et donner plus d’arguments possibles pour accéder à la connaissance, écarter les idées toutes faites, la peur l’ignorance ou la bêtise. «
L’engagement des intellectuels passe aussi par le théâtre politique qui ne vise pas à donner des réponses, mais à produite chez les spectateurs, des questionnements, des interrogations, des discussions et des dialogues.
» Les intellectuels n’ont pas disparu nous dit l’écrivain essayiste Frédéric Brun, le nouveau paysage intellectuel des premiers auteurs ultérieurs à la génération du « baby-boom » et de mai 68, offrent même des raisons d’espérer.
Depuis les mouvements sociaux de 1995-96 et l’essor de la mouvance altermondialiste, des signes de renouveau intellectuel se profilent : un retour de la critique sociale et d’une pensée politique en rupture ( autour de l’opposition active à l’extrême-droite ), d’une théorisation critique inédite du capitalisme et du néolibéralisme et d’un refus plus général des polarités politiques classiques.
Alors que la presse parlait depuis longtemps du triomphe de l’individualisme et de la disparition des » groupes et des écoles » dans le champ intellectuel, les exemples abondent en France qui témoignent de l’arrivée de « nouveaux intellectuels collectifs ( comme » La Fabrique « , » Alllia « , » Multitude » « i ndymédia.org « , sur le net etc ) d’un croisement et d’une solidarité inédites avec les nouvelles pratiques culturelles, artistiques, sociologiques et philosophiques où l’on peut suivre de jeunes penseurs transdisciplinaires ( comme Elie During, Philippe Corcuff, etc) ouverts sur la scène universitaire internationale.
Le champ français des intellectuels aujourd’hui
L’intellectuel travaille généralement à partir d’une base ( université, grande école, laboratoire, etc ) et se manifeste sur une scène ( du salon à l’éditeur, du colloque au plateau médiatique ).
Extrait de l’article du sociologue Denis Duclos : « Personne n’échappe à cette double contrainte, mais certains sont plutôt ancrés dans l’institution du savoir, soit comme « généralistes » (de Chomsky à Bourdieu), soit sont plus nombreux comme spécialistes ( exemple Daniel Cohen, Frédéric Lordon, en économie )
D’autres, au contraire, travaillent davantage à partir de la scène ( Bernard Henry Lévy, Alain Finkelkraut , Régis Debray, Michel Onfray ) ou se définissent comme gens de média ( Serge Halimi, Laure Adler ).
D’autres encore s’engagent à proximité du pouvoir ( Jacques Attali, Luc Ferry, Alain Minc ).

On voit émerger des intellectuels recourant à des supports originaux ( blogs comme Paul Jorion, » régionales » comme celle d’Alain Supiot à Nantes, Université populaire à Caen, des groupes soutenus par des mécénats, des résidences, etc. Ceux aux profils nouveaux plus internationaux ( Esther Duflo, Thérèse Delpech ).
Que pensent-ils ?
Polarisations, engagements, mobilisations, débats sur les grands problèmes politiques, économiques, écologiques, la bataille des idées est une lutte de tous contre tous. Chaque talent personnel peut s’y faire valoir et s’y opposer à d’autres sur la scène intellectuelle où se jouent les conflits et les liens entre personnes, groupes ou partis.
Au-delà des procès réciproques et des mêlées, les intellectuels représentent la diversité sociale et politique et incarnent à leur façon les grandes fractures, les grands choix qui s’y maintiennent. Beaucoup reproduisent la polarisation » gauche-droite « , traversant les sociétés démocratiques, en l’exprimant notamment dans l’alternative justice-liberté ou holisme-individualisme.
-Le combat peut avoir lieu à travers les références classiques ( Raphaël Enthoven et Michel Onfray convoquant Platon contre Aristote, Rousseau contre Voltaire, etc )
– Sur la critique du totalitarisme ( Hannah Arendt, Claude Lefort, Alain Besançon ) privée de son principal objet ( l’URSS ), elle s’est tournée vers des engagements spécifiques comme André Glucksman, Pascal Bruckner ou Bernard Henri Lévy en Serbie, Irak, Lybie, ou Syrie.
– elle a parfois évolué vers une réflexion sur les difficultés de la démocratie ( Marcel Gauchet, Pierre Rosanvallon, etc ) et ses enjeux planétaires ( Alavoj Zizek, Jurgen Habermas, Cynthia Fleury )
– On observe un virage de cette tradition vers la défense du thème identitaire ( Alain Finkelkraut, Elisabeth De Fontenay, Paul Thibaud, etc )

– Sur le versant économique, un grand nombre de positions sont distinguées entre le pôle franchement libéral ( Karl Popper ou Friedrich Hayek ), celui d’une critique réformiste du capitalisme ( Paul Jorion, Paul Krugman ) ou une analyse acérée ( Viviane Forrester, Frédéric lordon, Naomi Klein )
– celui d’une économie citoyenne, sociale, conviviale et solidaire ( Pierre Rahbi, Alain Caillé, Bernard Friot, Alain Badiou )
– Voire utopique ( Serge Latouche ), sans oublier les intellectuels populistes au ton plus tranchant et parfois inquiétant ( Therry Meyssan, Edouard Chouard, Alain Soral, etc )
– un pragmatisme émerge enfin, rapprochant les intellectuels français du modèle américain se défiant des grands théories ( Daniel Cohen, Thomas Piketty, Esther Duflo )
– Dans le registre du constat d’une crise morale ( du » sujet « , de l’individualisme, narcissisme, etc ), une majorité d’auteurs insistent sur le retour à des valeurs en perdition telles que l’autorité, la responsabilité, l’engagement ( Gilles Lipovetsky ( Le vide de l’individualisme ), Bernard Stiegler ( Politique des pulsions dans la société de consommation ) Michel Serres ( Effondrement de l’éducation ) André Glucksman ( Contre le meilleur des mondes ), Alain Finkelkraut ( Défense de la culture )
– D’autres encore (Frédéric Lenoir, Régis Debray) s’intéressent au retour de la religion.
– Certains préfèrent tourner leur critique contre le » système » : Giorgio Agamben ( Critique du biopouvoir ), Axel Honneth ( » La société du mépris « ). D’autres inspirés de la critique structuraliste du langage comme Jacques Rancière, Jean Claude Milner tentent une approche des » racines culturelles du langage « , tentatives croisées avec Roland Barthes ou Michel de Certeau.
– Plus rares sont ceux qui tentent un compromis entre scientisme et humanisme (Edgar Morin, Lionel Naccache ou André Comte-Sponsville) . «
L’ensemble de ces interventions intellectuelles dessine un front humaniste et varié qui critique les effets de la société matérialiste et technocratique et qui la questionne sur ses orientations politiques visant non plus à défendre seulement une économie de marché mais à réduite toute la société aux normes du marché. Il y a lieu de s’inquiéter avec le phénomène de droitisation accéléré, la montée des populismes et le retour à l’état sécuritaire. La place des intellectuels qu’ils soient engagés ou seuls témoins est importante dans la Cité pour nous donner des repères et nous aider à comprendre la complexité de nos sociétés même si » L’extrême parcellisation des positions sur la multitude des idées pose problème pour un public en demande de compréhension, » ajoute Denis Duclos.
La philosophe Barbara Cassin nous parle du manque de confiance en soi, de la » honte de dire » et de la difficulté à se parler et à communiquer.
A l’ère de la société de communication et de la société des individus, il n’y a jamais eu si peu de dialogue entre les personnes, que ce soit dans la famille, dans nos relations ou dans l’espace public. Voilà que les Gilets jaunes découvrent dans les Ronds Points des lieux où se parler et créer du lien solidaire. Cela en dit beaucoup de notre société et du vide de la parole citoyenne.
De nombreuses associations travaillent pourtant à élargir des lieux de paroles et d’échanges d’idées mais cela ne suffit pas. La culture populaire reste cloisonnée, sachant le désengagement constant de nos gouvernants et leur soumission aux lois du marché qui érodent l’ambition de démocratisation culturelle.
Bibliographie :
Gérard Noiriel auteur d’une « Histoire populaire de la France » Ed. Agone
François CUSSET « Déchainement du monde » Ed. La découverte
Barbara Cassin « Quand dire c’est vraiment faire » Ed. Seuil
Michel Onfray « Savoir vivre au pied du volcan » Ed. Albin Michel
Alain « Propos sur le bonheur » Poche
Christian Delporte « L’histoire des médias en France » Ed. Champs
Gisèle Sapiro « Les écrivains et la politique en France » Seuil
Axel Honneth « la lutte pour la reconnaissance » Folio essais
Machiavel : « Le prince » Folio classique
Pierre Rosanvallon « Histoire intellectuelle et politique 68-2018 » Ed. Nouveau monde – Essai « Le parlement des invisibles »
Didier Eribon « Retour à Reims » Ed. Fayard
Edgar Morin « Le temps est venu de changer de civilisation » Ed. Acteurs l’aube*
Cinthya Fleury : » Pathologie de la Démocratie « .