Dans mes chapitres précédents j’ai évoqué mes souvenirs de Stéphanois en me plaçant comme témoin. Cette fois-ci je vais relater une histoire incroyable antérieure à ma naissance, mais qui m’a été contée dans le détail par ma famille. Quelques anciens m’en ont également parlé, tant le fait divers avait marqué les esprits. La consultation de documents d’époque m’a permis d’affiner mes connaissances. Dans la « Région Illustrée » de juin 1937 l’événement est annoncé, voici des extraits :

« Le 28 avril dernier, M. Jean Gonon du hameau d’Etrat, à St-Just-sur-Loire, labourait son champ au lieu-dit « le Crêt Brizet », à une cinquantaine de mètres d’une ancienne voie romaine. Quelle ne fut pas la surprise de ce brave cultivateur lorsqu’il voulut retirer du sol un rocher pensait-il, et exhuma une superbe Vénus en marbre de Carrare d’une pureté remarquable.
Comment expliquer la présence de cette statue en ce lieu ? La route antique qui, venant de Lyon, passait par Feurs et Saint-Just pour se rendre à Gergovie, se subdivisait en deux tronçons au lieu de la Méarie. Or la statue a été découverte dans un terrain situé en contrebas d’un léger monticule qui domine cette voie antique.
Nous croyons utile de préciser quelques points qui nous ont servi à déterminer la grande valeur de cette statue. Citons le procédé des « canons » de Polyclète et de Salvage, qui tiennent compte du rapport de la hauteur de la tête et de la taille du sujet. Ces deux méthodes sensiblement différentes nous ont donné des résultats concordants. »
Une telle découverte a eu de nombreux retentissements dans tous les médias de l’époque. Je me souviens d’une émission télé dans les années 50 qui s’intitulait « Le magazine du temps passé » et qui reprenait les actualités d’avant la guerre. Ce fait divers y avait sa place.
Revenons à ce jour d’avril 1937. En découvrant cette statue le cultivateur Gonon était heureux. N’ayant pas de grandes connaissances artistiques, il déclara, paraît-il, à sa femme : « J’ai trouvé la Joconde ! ».
Il ramena chez lui l’objet de sa découverte. Les curieux se pressèrent en nombre, et avec son bon sens paysan il fit payer la visite.
Il avisa la société historique « La Diana ». Mario Meunier, helléniste renommé, ancien secrétaire de Rodin, adressa les photos à des experts. Adrien Blanchet, membre de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, et Alexandre Philadelpheus, directeur du musée archéologique d’Athènes, s’accordèrent pour dater l’œuvre du IIe siècle.
Pour faire du sensationnel, certains journaux parlèrent même de Phidias, d’autres évoquèrent Praxitèle. Quant à Mario Meunier, j’ai entendu dire qu’il espérait secrètement que ce trésor inestimable se retrouve à la Diana. En tout cas, il fut enthousiasmé par cette découverte, et voici notamment des extraits de ce qu’il déclara, relevés dans la « Région illustrée » d’août 1937 :

« Et pourtant, entre toutes les Vénus, il en est assez peu « croyez-moi » qui soient d’une facture aussi fine, d’une délicatesse aussi pure, d’une plastique aussi ferme que celle que sortit, de son sommeil millénaire, la main calleuse et rude d’un paysan forézien. Cette statue d’une si récente découverte a déjà suscité les plus diverses hypothèses. Elle nous paraît dater du second siècle de notre ère. »
Conséquence logique de la découverte de ce trésor artistique, il fut classé monument historique par le Président Lebrun en mai 1938. A la fin de l’année 1938, un artiste stéphanois d’origine italienne, habitant Villars, Francesco Crémonèse, se présenta comme le sculpteur ayant exécuté la statue … et ramena les morceaux manquants ! Ils raccordaient à la perfection.
Par ce canular, il voulait faire reconnaître son talent. L’idée lui était venue quelques années auparavant, après avoir entendu son professeur aux Beaux-Arts déclarer en évoquant la Vénus de Milo : « De nos jours il n’y a pas un seul sculpteur capable de faire une œuvre d’une telle beauté ».
Cet épilogue inattendu fut évoqué aux actualités cinématographiques. Un reportage y avait été consacré comme ce fut le cas l’année précédente au moment de la découverte. Une vingtaine d’années plus tard, j’ai pu revoir ce reportage à la télévision dans l’émission « Le magazine du temps passé ». Le journaliste, dans son commentaire de l’époque, concluait à peu près de la sorte : « On espère que les experts ne tiendront pas trop rigueur de sa farce à l’artiste ».
En réalité il n’en fut rien, et ils mirent toute leur énergie à le renvoyer aux oubliettes.
Il gagna sa vie en exerçant le métier de plâtrier-peintre. Mon grand-père, qui le connaissait bien, eut recours à ses services à plusieurs reprises.
Jean Amadou, dans son livre « Je m’en souviendrai de ce siècle », évoquait ce fait divers et écrivait : « Soixante ans après cette histoire il en rit encore ».
Pour ma part j’ai toujours entendu dire que Francesco Crémonèse regrettait cet épisode, considérant que c’était une erreur qui lui avait gâché la vie.
Il continua à faire des sculptures et des peintures dans un style différent qui lui était propre. En 1964, à Villars, lors d’une exposition d’artistes locaux, j’ai pu voir certaines de ses peintures.
La commune de Saint-Just-sur-Loire, dans les années 70, a fusionné avec Saint-Rambert où se trouve maintenant la mairie principale. Dans la salle des mariages de celle de Saint-Just on peut voir une copie en plâtre de la Vénus de Brizet qui avait été découverte sur son territoire. J’ai pu la contempler à de nombreuses reprises, car au début des années 80, la mairie de Saint-Just était le siège social de l’Association Forézienne des Amateurs d’Automobiles de Collection et c’est dans cette salle que nous tenions nos réunions.
Francesco Crémonèse voulut récupérer auprès du découvreur la statue qu’il avait enfouie avec l’aide de son frère en automne 1936. C’est devant la justice que l’affaire se traita.
Le tribunal de Montbrison estima que monsieur Crémonèse n’était pas en mesure de prouver qu’il était bien l’auteur de cette œuvre. La justice considérait que cette Vénus avait, depuis sa découverte, été accessible facilement, et que n’importe quel sculpteur aurait pu exécuter les morceaux manquants !
L’honneur des experts était sauf !
Voici cette histoire telle que je la connais, dans ses grandes lignes. Mais pour ceux qui aimeraient en savoir plus, il y a certainement des ouvrages qui en parlent beaucoup plus abondamment…